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1 MARIA ŢENCHEA LE SUBJONCTIF DANS LES PHRASES INDÉPENDANTES. SYNTAXE ET PRAGMATIQUE © EDITURA HESTIA Bd. Cetăţii 52, sc. A, ap. 40 1900 Timişoara, România [email protected] All rights reserved Toate drepturile asupra acestei ediţii aparţin EDITURII HESTIA Reproducerea parţială sau integrală a textului, pe orice fel de suport tehnic, fără acordul editorului, se pedepseşte conform legii. ISBN 973-9420-38-9 Printed in Romania

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MARIA ŢENCHEA

LE SUBJONCTIF DANS LES PHRASES INDÉPENDANTES.

SYNTAXE ET PRAGMATIQUE

© EDITURA HESTIA Bd. Cetăţii 52, sc. A, ap. 40

1900 Timişoara, România [email protected]

All rights reserved

Toate drepturile asupra acestei ediţii aparţin EDITURII HESTIA

Reproducerea parţială sau integrală a textului, pe orice fel de suport tehnic,

fără acordul editorului, se pedepseşte conform legii.

ISBN 973-9420-38-9

Printed in Romania

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MARIA ŢENCHEA

LE SUBJONCTIF DANS LES PHRASES INDÉPENDANTES.

SYNTAXE ET PRAGMATIQUE

HESTIA

TIMIŞOARA 2001

« Avec le subjonctif nous arrivons au mode le plus mystérieux ou du moins le plus gros de secrets, le plus délicat d’emploi, mais aussi le plus riche en nuances fines, des langues parvenues, comme le français, à un haut développement. Et l’on peut penser qu’à ces titres, le subjonctif est peut-être, pour qui le connaît bien et en joue juste, la marque la plus sûre d’une connaissance approfondie de notre langue ».

Georges et Robert Le Bidois,

Syntaxe du français moderne (1968 : 500)

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé. Mots-clés Avant-propos

Chapitre 1 : LE SUBJONCTIF DANS LES PHRASES INDEPENDANTES : DE LA GRAMMAIRE DE PHRASE A LA PRAGMATIQUE DES INTERACTIONS DISCURSIVES 1.1. Le subjonctif indépendant dans la grammaire de phrase. Structures syntaxiques

1.1.1. Le subjonctif prédicat de phrase vs prédicat de proposition 1.1.2. Subjonctif et tiroirs verbaux 1.1.3. Subordination paratactique 1.1.4. Fausses indépendantes 1.1.5. Cotexte et contexte

1.2. Interprétation sémantique : valeur modale fondamentale du subjonctif

1.3. Perspective pragmatique. Conditions d’énonciation et interaction verbale

1.3.1. Subjonctif et modalités d’énonciation 1.3.2. Actes de langage et interactions discursives 1.3.3. Classement des emplois du subjonctif indépendant

Chapitre 2 : VIRTUALITE ASSUMEE : SUBJONCTIF NON POLEMIQUE (EXPRESSIF VS DIRECTIF)

2.1. Modalité optative vs injonctive

2.2. Subjonctif optatif

2.2.1. Structures syntaxiques 2.2.2. Interprétation sémantico-pragmatique des phrases subjonctives

optatives 2.2.2.1. L’acte SOUHAITER 2.2.2.1.1. Facteurs impliqués 2.2.2.1.2. Fonctionnement discursif

2.2.2.2. Actes sociaux 2.2.2.2.1. Voeux 2.2.2.2.2. Formules de politesse 2.2.2.3. Évaluation positive vs négative 2.2.2.4. Optatif fictif : hypothèse réfutée

2.3. Subjonctif injonctif

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2.3.1. Structures syntaxiques 2.3.2. Interprétation sémantico-pragmatique des phrases subjonctives

injonctives 2.3.2.1. Facteurs impliqués dans l’injonction 2.3.2.2. Phrases subjonctives à la 3e personne

2.3.2.2.1. Énonciateur – destinataire – médiateur 2.3.2.2.2. Actes de langage réalisés 2.3.2.2.3. Fonctionnement discursif 2.3.2.2.3.1. Séquences conclusives

2.3.2.2.3.2. Subjonctif et impératif 2.3.2.2.3.3. Accumulation de phrases subjonctives injonctives 2.3.2.3. Phrases subjonctives à la 1re personne

2.3.2.3.1. Destinataire : 1re personne 2.3.2.3.2. Destinataire : 2e / 3e personne

Chapitre 3 : VIRTUALITE NON ASSUMEE : SUBJONCTIF POLEMIQUE (EXCLAMATIF) 3.1. Fonctionnement discursif des phrases subjonctives polémiques 3.2. Acceptation ( + distanciation) 3.3. Consentement (+ objection) vs refus 3.4. Protestation

Conclusion Références des exemples Bibliographie

RESUME

Description des emplois du subjonctif « autonome » (qui apparaît dans les propositions indépendantes et principales) dans une perspective syntaxique

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et sémantico-pragmatique. On définit les conditions d’énonciation qui régissent son fonctionnement discursif, surtout dans le cadre des interactions verbales (échanges) dans lesquelles il est impliqué. On distingue deux types d’emplois :

a) virtualité assumée (fait envisagé par l’énonciateur comme actualisable): subjonctif non polémique, réalisant des actes expressifs vs directifs; modalité optative vs injonctive ;

b) virtualité non assumée (non adhésion de l’énonciateur au contenu propositionnel) : subjonctif polémique (interventions réactives comportant la reprise du prédicat et une mise en discussion de l’actualité du fait évoqué), exprimant soit l’accord, le consentement (+ distanciation), soit le refus, la protestation ; modalité exclamative.

Mots-clés : subjonctif indépendant ; syntaxe, pragmatique ; actes de langage ; actuel vs virtuel ; virtualité assumée vs virtualité non assumée ; subjonctif non polémique vs subjonctif polémique ; modalité optative, injonctive, exclamative ; accord vs désaccord.

AVANT-PROPOS

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Le subjonctif est un des chapitres les plus débattus de la grammaire française, qui a toujours suscité l’intérêt des linguistes, et qui continue à susciter la réflexion, faisant naître des questions et des hypothèses et donnant lieu à des interprétations assez diverses, suivant de multiples perspectives.

Notre propos n’est pas d’élucider tous les aspects que comporte l’étude du subjonctif en français contemporain. Nous souhaiterions apporter quelques éclaircissements en ce qui concerne l’emploi de ce mode dans les phrases indépendantes, et ce essentiellement à travers l’analyse des faits linguistiques. À partir du corpus que nous avons réuni, nous proposons une systématisation des emplois du subjonctif dit « autonome » dans une perspective globale, située au carrefour de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique. La syntaxe n’est ici qu’un point de départ : l’étude des structures syntaxiques est complétée – il serait plus exact de dire : orientée et guidée – par la pragmatique, qui permet de mettre en lumière le fonctionnement discursif réel du subjonctif dans le cadre des interactions verbales.

Ce livre s’adresse avant tout aux étudiants en français et aux enseignants du français langue étrangère, mais il pourrait également intéresser, pensons-nous, un public plus large – spécialistes ou non spécialistes de la linguistique. Chapitre 1

LE SUBJONCTIF DANS LES PHRASES INDEPENDANTES : DE LA GRAMMAIRE DE PHRASE A LA PRAGMATIQUE

DES INTERACTIONS DISCURSIVES

1.1. Le subjonctif indépendant dans la grammaire de phrase. Structures syntaxiques

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1.1.1. Le subjonctif prédicat de phrase vs prédicat de proposition

Parmi les emplois – tellement nombreux – du mode subjonctif du français, auquel toutes les grammaires accordent une place considérable, le subjonctif indépendant, qui fonctionne comme prédicat de phrase1, occupe, généralement, une place beaucoup plus restreinte. Ce qui a surtout préoccupé les grammairiens, c’était de définir les valeurs modales du subjonctif, considéré, très souvent, comme mode de la subordination, de la dépendance, et de montrer son fonctionnement à l’intérieur de la phrase complexe, dans les propositions subordonnées, en tant que prédicat de proposition2 ou prédicatoïde3.

Il est vrai que, statistiquement, le subjonctif est beaucoup plus fréquent dans les prédicatoïdes que dans les prédicats de phrase. Les emplois du subjonctif comme centre prédicatif d’une phrase indépendante sont plutôt restreints4. Bonnard précise ainsi que « le subjonctif en proposition non subordonnée est rare et le plus souvent littéraire ». Nous ne pouvons cependant pas souscrire à l’opinion de Nølke (1985 : 69), suivant laquelle, en français moderne, le subjonctif « ne peut surgir que dans les subordonnées (à de très rares exceptions près, qui sont plutôt archaïsantes) ». Il est vrai aussi, d’autre part, que la plupart des linguistes ont surtout envisagé le subjonctif dans les subordonnées5.

Les grammaires soulignent, néanmoins, la distinction à faire entre les emplois du subjonctif en principale et indépendante, et les emplois en subordonnée6, et l’on insiste sur la difficulté qu’il y a parfois à établir des limites entre énonciation indépendante et subordination, vu la « facilité du glissement vers des emplois subordonnés »7.

En discutant le statut du subjonctif indépendant, Bonnard fait la remarque suivante : « si l’on peut expliquer la valeur impérative d’une phrase comme Qu’il

1 Cf. Grevisse 1993 :1265. 2 Cf. Grevisse 1993 :1268. 3 Martinet (éd.) 1997. 4 Cf. Le Goffic 1993 : 122. 5 Tout en faisant référence à des auteurs tels que G. Boysen (Subjonctif et hiérarchie, Odense University Press, 1971), K. Togeby («La hiérarchie des emplois du subjonctif», Langages 3, 1966), ou H. Nordahl (Les systèmes du subjonctif corrélatif. Étude sur l’emploi des modes dans la subordonnée complétive en français moderne, Universitetsforlaget, Gergen-Oslo, 1969), Nølke lui-même propose, pour rendre compte de l’emploi du subjonctif dans les complétives antéposées, une hypothèse polyphonique (qui abandonne la conception de l’unicité du sujet parlant, en distinguant le locuteur - l’auteur de l’acte d’énonciation ayant comme résultat l’énoncé - des énonciateurs que celui-ci a mis en scène). Co Vet (1996) fait une analyse des complétives au subjonctif à l’aide de la théorie du modèle stratifié de l’énoncé. 6 Gardes-Tamine 1990 : 72. 7 Le Goffic 1993 : 122.

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s’en aille en supposant une phrase complexe où le verbe recteur gouverne le subjonctif : (Je veux) qu’il s’en aille, il n’en reste pas moins que seul le subjonctif permet dans la phrase simple d’imaginer le sens impératif du verbe sous-entendu » (Bonnard 1977 : 5756).

D’ailleurs le subjonctif (la forme avec que) peut s’opposer au « verbe nu » (à l’indicatif) dans des énoncés autonomes : Qu’il chante vs Il chante 8.

1.1.2. Subjonctif et tiroirs verbaux

Lorsqu’il s’agit du subjonctif indépendant, les grammaires s’appliquent à décrire les structures syntaxiques dans lesquelles s’insère le subjonctif ainsi que leurs emplois, ou les différents effets de sens contextuels (dans une perspective qui est en fait celle de la stylistique).

On distingue ainsi les constructions avec la conjonction que ou sans que9, on distingue les propositions subjonctives indépendantes et principales et l’on étudie les relations établies entre la proposition subjonctive et les autres propositions constitutives de la phrase. C’est, d’ailleurs, une étape indispensable de l’analyse ; la perspective syntaxique garde ici sa toute première importance.

Certains auteurs (tel Le Goffic 1993) organisent la description de la phrase subjonctive en fonction des temps (tiroirs) du mode subjonctif : présent, passé, imparfait et plus-que-parfait, signalant des différences notables selon le tiroir. Nous précisons que seules les deux premières formes du subjonctif nous intéressent ici, étant donné que les phrases subjonctives indépendantes sont construites, dans la grande majorité des cas, avec le subjonctif présent :

Qu’il parte! Puisse-t-il revenir!

Dans quelques rares cas, on enregistre le subjonctif passé, à valeur d’accompli :

Qu’il soit reparti avant demain! (in Le Goffic 1993 : 125)

Quant au subjonctif imparfait, Le Goffic (1993 : 124) précise qu’il « ne se rencontre guère comme prédicat d’une phrase indépendante qu’avec le verbe plaire », dans un tour sans que, qualifié de « recherché et archaïsant »:

8 Cf. Martinet (éd.) 1997 : 121. 9 Tout en précisant que la phrase subjonctive avec que est une «forme syntaxique vivante et productive», tandis que les tournures sans que sont des «expressions figées héritées de l’ancienne langue» (Le Goffic 1993 : 125).

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Plût au ciel qu’il fût encore temps! 10

1.1.3. Subordination paratactique

Il existe des constructions subjonctives – indépendantes coordonnées de sens subordonnant (cf. Bonnard) – qui relèvent de la subordination paratactique; le subjonctif (présent, imparfait ou plus-que-parfait) apparaît alors dans une « sous-phrase coordonnée qui a la valeur d’une proposition de condition ou de concession, ou même de temps » (Grevisse, 1993 : 1265).

La proposition subjonctive peut constituer le premier élément d’un système conditionnel11, auquel cas la phrase doit être interprétée comme constituant un tout, globalement.

On peut y rencontrer :

♦ le subjonctif présent ; la proposition subjonctive devient l’équivalent d’une subordonnée introduite par si, à supposer que ; les deux propositions sont soit juxtaposées, soit coordonnées par et12. On exprime une virtualité (une hypothèse) envisagée dans ses conséquences positives ou négatives. Le verbe de la deuxième proposition est d’habitude au futur ou au présent à valeur de futur.

On peut avoir, dans cet emploi, un subjonctif sans que, avec postposition du sujet:

FALSTAFF : Si le jeune goujon est un appât pour le vieux brochet, pourquoi ne pas le happer? Vienne l’occasion, on verra!

(Crommelynck 1986 : 98) Vienne la nuit, sonne l’heure Les jours s’en vont, je demeure

10 Le subjonctif plus-que-parfait (sans que) ne peut apparaître dans les phrases indépendantes qu’en tant qu’équivalent d’un conditionnel passé (la grammaire traditionnelle utilise, pour cet emploi, la dénomination de «conditionnel passé deuxième forme»), dans des phrases assertives (Il eût été préférable de le dire plus tôt = Il aurait été préférable…), interrogatives (Eussiez-vous vous-même agi autrement?) et exclamatives (Que c’eût été préférable!). 11 Équivalent de la protase dans le système hypothétique (cf. Le Goffic 1993 : 124). Les auteurs de la Grammaire Larousse du français contemporain précisent que « le subjonctif isolé exprimerait le souhait. En corrélation avec le futur naît un système hypothétique» (Chevalier et al. 1964 : 367). Grevisse (1993 : 1265) parle d’une « injonction fictive au subjonctif avec la valeur d’une proposition conditionnelle ou concessive ». 12 Et « souligne l’accent de conviction marqué déjà par le subjonctif et l’intonation dont il s’accompagne » (Chevalier et al., 1964 : 367).

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(Apollinaire)13

Le plus souvent, c’est le subjonctif construit avec la conjonction que qui est utilisé:

Que l’équipe perde, et tout le monde la critiquera. (in Niquet et al. 1988 : 95) [= Si l’équipe perd / À supposer que l’équipe perde …]

Que la crue se prolonge et la ville est sous l’eau (in Martinet éd., 1997 : 122)

Qu’un poignard, un pistolet atteignent le but, qui succédera au général Bonaparte? [= à supposer que]

(J. Bainville, in Bonnard : 5758)14

Que je réussisse à l’examen, et je vends mes manuels. (in Cohen 1965 : 43)

Selon Cohen, la proposition subjonctive ci-dessus admet deux interprétations – conditionnelle ou temporelle : si je réussis ou après que j’aurai réussi.

Les phrases ci-dessous expriment un avertissement :

Qu’il dise un seul mot et je le mets dehors! (in Mauger 1968 : 252)

Qu’il recommence, (et) il aura affaire à moi. (in Cohen 1965 : 68)

Les auteurs de la Grammaire fonctionnelle du français affirment que les éléments « que + subj. + … et … seraient à considérer comme un subordonnant, et le syntagme au subjonctif comme un prédicatoïde » (1997 : 122).

♦ le subjonctif imparfait, avec inversion du sujet, exprimant « la concession en forme d’hypothèse » (Mauger 1968 : 252) :

Dussé-je mourir, je ne renoncerai pas à ce projet. [ = même si je devais mourir…]

(in Soutet 1989 : 45)

Le méchant, fût-il un prince, est un gueux. (in Mauger 1968 : 252)

13 Voir le commentaire de Le Goffic : « L’exemple d’Apollinaire illustre, dans une syntaxe poétique et archaïsante, les limites de l’autonomie d’une énonciation au subjonctif avec GN postposé (subordination paratactique) » 1993 : 123). 14 À comparer avec les structures impératives employées de la même manière et exprimant une hypothèse : Supprimez ce mot, et la phrase n’a plus de sens (in J. Dubois & R. Lagane, La nouvelle grammaire du français, Larousse, Paris, 1973 : 159).

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♦ le subjonctif plus-que-parfait, dans une structure hypothétique, avec inversion du sujet :

L’eût-il demandé, nous eussions immédiatement accepté. (in Le Goffic 1993 : 124)

[=S’il l’avait demandé, nous aurions immédiatement accepté]

1.1.4. Fausses indépendantes

Il y a cependant des contextes où le subjonctif doit être considéré au-delà des limites strictes d’une phrase. C’est le cas de ce que nous appellerons les fausses indépendantes, qui résultent du découpage intentionnel d’une phrase complexe, par ellipse de la proposition principale, dans certaines séquences textuelles :

Il faut que cela se passe convenablement. Que ce soit une réussite, un triomphe. [= Il faut que cela soit une réussite, un triomphe]

(Ionesco 1974 : 23)

ou, parfois, dans des séquences dialogales :

- Qu’est-ce que tu veux? - Que tu partes. [= Je veux que tu partes]

Il s’agit là d’une subordonnée dont la principale reste sous-entendue, le subjonctif se trouvant, en fait, sous la dépendance d’un verbe régissant.

M. Cohen (1965 : 41) cite aussi ce qu’il appelle « une subordonnée à allure d’indépendante » qui apparaît dans le style indirect libre, et qui comporte un subjonctif imparfait (en vertu de la concordance des temps) :

Nicolette rapporta la réponse. Il n’était point malade. Il viendrait bientôt... Qu’on n’eût pas d’inquiétude. Qu’on ne songeât point à lui.

[En discours direct : Il n’est point malade, il viendra bientôt. Ne vous inquiétez pas. Ne songez point à lui. En discours indirect lié : Elle dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter / qu’on s’inquiétât et qu’il ne fallait pas qu’on songeât à lui.]

Nous laisserons de côté tous ces types de constructions, où la phrase subjonctive n’est pas une vraie indépendante, pour nous occuper uniquement des phrases subjonctives qui sont, effectivement, des indépendantes, et qui apparaissent dans le discours direct, réalisant des valeurs modales spécifiques, comme nous le montrerons plus loin.

1.1.5. Cotexte et contexte

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Tout en restant indispensable pour une première approche du subjonctif, la perspective purement syntaxique offerte par la grammaire de phrase (où l’unité syntaxique maximale est, précisément, la phrase) apparaît néanmoins comme insuffisante dans l’analyse du subjonctif dit indépendant.

On parle parfois de subjonctif « autonome », mais est-ce qu’il l’est vraiment? Dans la presque totalité des cas, lorsqu’on envisage cet emploi du subjonctif, on ne cite que des phrases isolées, sans aucune référence au contexte (dans le sens le plus général du terme), ce qui est un procédé habituel dans les grammaires de phrase. Il apparaît pourtant assez clairement (les exemples que nous allons commenter en témoignent) que les phrases indépendantes construites avec le subjonctif se situent parmi les faits de langue dont on ne peut rendre compte de façon satisfaisante qu’en les considérant à l’intérieur du cotexte (il s’avère indispensable d’étudier la manière dont le subjonctif se trouve intégré dans un « texte » ou dans des séquences textuelles15) et, surtout, dans le cadre du contexte situationnel16, dans des conditions d’emploi déterminées. Chaque occurrence du subjonctif actualise l’une de ses valeurs, en fonction du contexte et du cotexte. Il faudra donc analyser, pour chaque type de situation, le cotexte minimal et les conditions énonciatives qui définissent le fonctionnement du subjonctif « autonome ».

On peut donc dire que le niveau phrastique constitue un cadre insuffisant pour l’étude du subjonctif indépendant ; en fait, seule l’analyse textuelle et pragmatique nous apparaît, dans ce cas, comme adéquate pour rendre compte, de façon plus complète, du fonctionnement discursif du subjonctif dans les phrases indépendantes.

1.2. Interprétation sémantique : valeur modale fondamentale du subjonctif

Nous rappelons ici, de manière succincte, les principaux acquis des recherches sur la valeur modale fondamentale du subjonctif – qui a préoccupé et continue d’ailleurs à préoccuper les linguistes de tous bords –, en insistant sur certains aspects qui pourraient nous offrir des repères pour notre analyse des emplois de ce mode dans les propositions indépendantes et principales.

Les nombreuses définitions que l’on a données du subjonctif se proposent, toutes, de mettre en évidence les valeurs sémantiques (modales) fondamentales de ce mode17. On sait d’ailleurs que les valeurs spécifiques des

15 En entendant également par «texte» les dialogues, cf. Weinrich 1989. 16 Cotexte et contexte sont, en pragmatique, des données très importantes pour l’interprétation des actes de langage, déterminant les conditions d’appropriété cotextuelle et contextuelle des actes de langage dans l’ensemble du discours ou de la conversation (Moeschler 1984 : 25). 17 La catégorie du mode peut être définie comme « la manière dont le locuteur envisage le procès par rapport à la réalité » (Feuillet 1988 : 93).

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formes verbales appelées « modes » apparaissent plus nettement dans les phrases indépendantes.

On a mis en évidence l’idée que le fait exprimé par le subjonctif « n’est pas entièrement actualisé ou sa réalité actuelle n’est pas la visée principale du sujet parlant » (Imbs) ; « le locuteur (ou le scripteur) ne s’engage pas sur la réalité du fait » (Grevisse 1993 : 1265)18. Pour E.Tănase (1943), le subjonctif montre « l’action non existante ou non encore existante ». Les auteurs de la Grammaire fonctionnelle du français vont dans le même sens en affirmant : « Le monème subjonctif a pour valeur de présenter le procès comme une pure et simple conception de l’esprit ; il n’est pas envisagé comme ayant une existence ; le locuteur ne le situe pas sur le plan de la réalité » (1997 : 120).

Enfin, dans la théorie logico-sémantique de R. Martin, le subjonctif marque l’appartenance du procès « non pas au monde de ce qui est, mais aux mondes possibles » (Martin, 1983 : 110).

Les définitions que nous venons de citer peuvent être complétées par une précision que l’on trouve chez Cressot (1974) : en affirmant que, dans le cas du subjonctif, la pensée ne considère pas le fait d’une réalité certaine, l’auteur ajoute que la pensée n’est pas en repos, qu’elle est tendue par divers sentiments. Certains auteurs insistent d’ailleurs précisément sur l’idée que le subjonctif « traduit essentiellement un mouvement de l’âme » (selon l’expression de Le Bidois) : c’est le mode de la volonté, du doute, du sentiment.

Pour G. et R. Le Bidois, le subjonctif « suppose une tension des ressorts de l’âme » (1968 : 503) ; c’est « le mode de l’énergie psychique » (1968 : 501), « le mode dynamique par excellence » (1968 : 503).

Le subjonctif est lié à la sphère de non-distanciation et suppose un engagement du locuteur (Feuillet 1988 : 94). Weinrich (1989) définit précisément le subjonctif par le trait sémantique [+ Engagement] : « ses instructions19 font appel à l’intérêt et à l’engagement de l’auditeur », « engagement » signifiant « attention portée à une situation susceptible d’être influencée par l’action ».

Dans la psychomécanique guillaumienne, les traits sémantiques sous-jacents relèvent d’une sémantique des représentations psychiques20. Pour G.

18 W. De Mulder (1996-1997 : 59) reprend cette idée, qui pourrait exprimer le sens du subjonctif « par défaut » ; le subjonctif « fonctionnerait comme un indice du statut thématique de l’énoncé si le contexte permet de conclure que la proposition exprime un fait ». 19 De par leur signification, les signes linguistiques sont des instructions par lesquelles le locuteur aide l’auditeur à s’orienter soit dans le texte (« action langagière »), soit dans la situation (« action pragmatique ») (cf. Weinrich 1989 : 62). 20 Cf. O. Soutet (1997), « Propositions pour une systématique historique des évolutions morphologiques : l’exemple du subjonctif français au XVIe siècle », L’information grammaticale 74, 39-42.

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Guillaume, « les deux catégories du mode et du temps ne dénotent pas (…) deux phénomènes différents, mais deux moments différents d’un phénomène unique : la construction de l’image-temps ; il indique un procès mental que nous nommons la chronogénèse » (Guillaume 1973 : 121). Partant du fait que les modes non personnels n’ont qu’un tiroir temporel, appelé « présent », et un tiroir d’aspect accompli appelé « passé », alors que l’indicatif a cinq tiroirs simples et autant de tiroirs composés, Guillaume « tient l’indicatif pour la forme achevée de l’idée verbale, l’aboutissement de la chronogénèse, qui conduit du concept du procès à sa représentation particulière ; la phase initiale serait exprimée par les formes nominales du verbe, et le subjonctif exprimerait une phase intermédiaire où l’idée verbale est saisie en cours de génération » (Bonnard, 5757).

Les modes apparaissent ainsi en langue comme des étapes dans l’actualisation, par conséquent comme des manières distinctes d’exprimer le temps. Dans cette vision, le subjonctif représente « le temps in fieri »21 ; inapte à situer exactement le procès dans une des trois époques – présent, passé, futur – le subjonctif ne peut pas saisir l’idée verbale dans sa complète actualisation, mais envisage celle-ci à un stade antérieur, en train de se construire dans la pensée22. Le subjonctif représente donc « un état transitoire de la pensée entre la virtualité complète de l’infinitif et du participe et l’actualité de l’indicatif : il est l’après de la virtualité vue par la personne et l’avant de l’actualité véhiculée par l’indicatif » (Leeman-Bouix 1994 : 85-86).

Ceci étant, la distinction des temps du subjonctif apparaît comme inappropriée, car ces formes ne situent le procès dans aucune époque : elles le présentent comme une virtualité (Leeman-Bouix 1994 : 56)23.

Nous rappelons aussi la distinction établie par G. Guillaume entre l’idée regardante et l’idée regardée. L’idée regardée – comme le précise Bonnard (1977 : 5758) – est à peu près ce que Bally appelle le dictum dans sa théorie des modalités. L’idée regardante est, en phrase simple, le modus explicite ou

21 La réalisation du verbe dans le temps in posse donne lieu aux modes nominaux (infinitif et participe) ; la réalisation du verbe dans le temps in esse donne lieu aux dix formes du mode indicatif. Le choix des modes est une question de visée (la visée, c’est l’acte par lequel la pensée passe d’un axe chronothétique au suivant). 22 On peut mentionner que H. Bonnard définit le subjonctif comme un infinitif personnel, ayant la même valeur temporelle égale à zéro (Grammaire française des lycées et collèges, 1950, in Bonnard 1977 : 5757). Quant à Béchade (1986), il situe le subjonctif à côté de l’impératif, les considérant, tous les deux, comme des modes personnels et non temporels. 23 H. Curat (1991 : 135-136) fait remarquer que le subjonctif passé déclare le procès irréalisable dans le temps virtuel : ou bien il est déjà réalisé ou non, ou bien il ne le sera jamais (il n’y a donc aucun rapport entre le locuteur et le procès dans le monde réel), tandis que le subjonctif présent a une valeur de virtualité présente ou future : il fait penser que le plan du réel est accessible au locuteur, le procès étant donc une virtualité actuelle.

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implicite (affimation, interrogation, volonté, sentiment) ; en phrase complexe c’est le sémantisme du verbe principal ou telle relation exprimée par une conjonction de subordination. Le mode, dit Guillaume, « est la résultante d’un rapport idée regardante / idée regardée, selon lequel l’idée regardée prend en résultat la marque de l’idée regardante» (Guillaume 1971 : 197). Il précise aussi que « dans le psycho-mécanisme duquel le mode reçoit sa détermination, l’idée regardante ou bien appartient encore au possible, (…), ou bien a passé du possible au probable, susceptible d’aller, par accroissement quantitatif, jusqu’au certain », le seuil S où s’opère la variation modale étant donc « celui existant entre possible et probable » (id. : 198).

Guillaume met également en évidence le fait que l’idée regardante, « exprimée assez souvent, ce qui suppose l’intervention du mécanisme syntaxique de subordination, est plus souvent encore, et il en est toujours ainsi dans les propositions indépendantes, non exprimée », et il ajoute : « Pour ne pas être rendue par des mots, elle n’en est pas moins existante » (id. : 198)24.

Selon Curat (1991 : 126), dans le cas du subjonctif qui apparaît dans des propositions indépendantes, la conjonction que est à considérer comme la marque formelle de la dépendance du subjonctif d’une idée regardante virtualisante ; elle est la trace de l’existence d’une proposition principale qui explicite la volonté du locuteur, et elle peut être paraphrasée par un verbe (qui est absent mais sous-entendu), par exemple: [Je veux] Qu’il se taise! 25

On emploie le subjonctif « chaque fois que l’interprétation l’emporte sur la prise en compte de l’actualisation du procès, lorsque s’interpose entre le procès et sa verbalisation l’écran d’un acte psychique (sentiment, volonté, jugement) qui empêche le procès d’aboutir à son actualisation totale » (Riegel et al. 1994 : 321). Le procès reste dans le monde virtuel, ce qui lui donne « la teinte d’une interprétation ou d’une appréciation » (Leeman-Bouix 1994 : 88). Dans tous ses emplois en phrase indépendante, le subjonctif « met l’accent sur l’interprétation du procès, qui est perçu subjectivement » ; la plupart de ces emplois « situent le procès dans l’avenir, où sa valeur de vérité est suspendue » (Riegel et al. 1994 : 323). Damourette et Pichon (§1902) affirment d’ailleurs que le subjonctif est « le moeuf [=mode] du non-jugement » : « on donne pour base à la phrase la

24 « C’est à travers une idée regardante de souhait, de désir, que je vois le verbe pouvoir dans une phrase comme Puissiez-vous réussir! De là la forme subjonctive de «pouvoir» (puissiez) dans cette phrase. Le souhait, le désir en effet sont des sentiments qui, dans le développement vecteur de l’idée regardante, prennent place avant que ne soit atteint le seuil de variation modale inscrit entre possible et probable. En effet, désirer, souhaiter sont des attitudes prises à l’égard du possible, avant accession au probable » (Guillaume 1971 : 198). 25 Curat pense que « l’ellipse de la proposition principale n’est possible que si une idée regardante de volition venant du locuteur, plutôt que de l’agent, est par ailleurs claire dans le contexte et/ou la situation » (1991 : 46).

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substance pure du fait, indépendamment d’une assertion actuelle ». Quant à Wagner & Pinchon, ils définissent le subjonctif comme « le mode au moyen duquel on interprète le procès » (1991: 344) 26.

De tout cela, nous retiendrons surtout l’idée d’une tension psychique –tension de la pensée qui se meut entre virtualité et actualité, ainsi que l’idée d’une interprétation des faits par le locuteur, visant précisément les différents aspects – ou la possibilité même – de l’actualisation. Virtuel vs actuel et interprétation des faits par l’énonciateur – ce sont là les repères essentiels que nous prendrons en considération dans l’interprétation sémantique des phrases subjonctives.

1.3. Perspective pragmatique. Conditions d’énonciation et interaction verbale

1.3.1. Subjonctif et modalités d’énonciation

La pragmatique, dans le sens le plus large du terme, est un domaine de la sémiotique qui étudie « la relation entre les signes et les usagers, ou, de façon plus précise, l’emploi du système par les utilisateurs (vs l’étude du système en syntaxe et en sémantique) » (Moeschler 1995 : 21). Les recherches pragmatiques portent sur des aspects assez divers de l’énonciation et du discours, tels que : les actes de langage, les présupposés et les implications (le « non-dit »), l’argumentation et surtout – de nos jours – les interactions conversationnelles27.

Dans l’étude du subjonctif indépendant, la perspective pragmatique était déjà présente dans une certaine mesure, les énoncés en cause étant généralement envisagés dans leurs rapports avec les modalités d’énonciation.

L’utilisation du subjonctif dans les phrases indépendantes est liée, de façon très significative, aux modalités d’énonciation injonctive28 et exclamative29, qui réalisent, respectivement, la fonction conative, centrée sur le destinataire, et la fonction émotive, centrée sur le locuteur, donc les deux fonctions du langage

26 L’interprétation est implicite lorsque le subjonctif est employé en proposition indépendante ou en proposition incise ; elle est explicite « lorsqu’un terme principal (verbe, substantif, conjonction ou locution conjonctive) commande l’emploi du subjonctif en proposition subordonnée et suggère que le procès n’est pas posé, mais envisagé » (Wagner & Pinchon 1986 : 344). 27 Voir à ce sujet Vion 1992 : 181-187. 28 Le locuteur s’adresse à l’auditeur pour l’inciter à agir (cf. Weinrich 1989 : 165). 29 « Le locuteur communique ses sentiments sans tenter d’influencer l’auditeur » (Feuillet 1988 : 204) ; en fait, l’exclamation assigne à l’interlocuteur le rôle de témoin des états émotionnels de l’énonciateur (cf. Cristea & Cuniţă 1986 : 63), étant susceptible de susciter l’adhésion ou la non-adhésion de l’interlocuteur.

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qui se définissent par rapport aux participants directs à l’acte de communication (émetteur et récepteur)30.

Étant incompatible avec l’assertion, le subjonctif indépendant ne peut pas apparaître dans les phrases assertives (déclaratives), à une exception près : il s’agit des structures figées du type Je ne sache pas que (+ proposition complétive dont le verbe est au subjonctif), spécifiques pour l’usage soutenu et exprimant « une affirmation polémique » (Riegel et al. 1994 : 323)31 :

Je ne sache pas qu’il ait présenté une thèse brillante.

On y ajoutera aussi l’incise que je sache :

Il n’est pas malade, que je sache.

Quant aux structures de l’interrogation, on rencontre parfois le subjonctif dans des phrases de forme interrogative, mais qui correspondent à des emplois particuliers relevant plutôt de l’exclamation. Le syntagme interrogation exclamative – que l’on utilise parfois – marque le fait que l’on a affaire à l’expression de la subjectivité du locuteur, et non pas à une demande d’information ; on pourrait y voir, tout au plus, une demande de confirmation (voir Chap. 3).

1.3.2. Actes de langage et interactions discursives

La perspective pragmatique est également présente, de façon plus ou moins explicite, dans l’analyse des actes de langage réalisés par les énoncés au subjonctif.

En mettant en évidence les actes de langage exprimés par différentes formes modales – y compris le subjonctif – auxquels sont généralement associées les modalités d’énonciation injonctive et optative, L.-S. Florea (1993) précise que la modalité INJ (injonctive) se rattache à des actes directifs (conseil, incitation, exhortation, prière, ordre)32. La modalité OPT (optative) est sémantiquement associée à des actes comportatifs (Austin 1970) ou expressifs (Searle 1982), qui sont l’expression d’un désir ou d’un souhait33 ; on peut avoir

30 Cf. les fonctions du langage définies par R. Jakobson. 31 Selon Grevisse (1993 : 1266), ces tours expriment « une constatation prudente, mais souvent par litote ».

32 Ces actes supposent une condition générale liée au locuteur : celui-ci doit croire l’auditeur capable de se conformer à l’injonction (cf. J. Lyons, La sémantique linguistique, 1990, cité par Florea 1993 : 221). 33 Le locuteur exprime une attitude – imposée par la situation de discours – à l’égard du récepteur ou du référent.

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affaire à des actes « essentiellement représentatifs » (cf. Recanati, 1981), quand il y a un « contenu », un « état de choses représenté » (par exemple quand le désir ne fait que dissimuler une prière, ce qui est un acte de langage indirect) ou « non essentiellement représentatifs », quand ce a quoi réfère l’acte n’est pas un véritable « contenu », mais plutôt le « thème » ou l’occasion de l’acte de parole (exprimer un désir sous forme de voeu, c’est-à-dire faire un voeu, bénir, maudire, porter un toast, souhaiter la bienvenue).

Cependant, même lorsqu’on parle, de façon explicite ou implicite, des actes de langage réalisés par le subjonctif dit autonome (ordre, prière, souhait, etc.), on met en évidence des actes isolés, sans que l’on définisse l’ensemble des conditions dans lesquelles chaque acte est réalisé, et sans que l’on précise les rapports de l’énoncé avec d’autres interventions à l’intérieur des échanges verbaux ni les rapports entre les interlocuteurs, donc sans vraiment intégrer ces énoncés dans l’ensemble des interactions discursives. En fait, il faudrait envisager ces actes dans leur enchaînement, à l’intérieur de ce que Kerbrat-Orecchioni appelle des « formations discursives plus larges ».

Nous essaierons donc de définir de manière plus précise les emplois du subjonctif indépendant en fonction des interactions discursives, dans le cadre des échanges entre deux locuteurs, A et B.

L’analyse des exemples appartenant au corpus que nous avons réuni (constitué d’environ 300 phrases subjonctives, intégrées, dans la plupart des cas, dans des séquences textuelles ou dialogales)34 nous a révélé la multitude des situations concrètes possibles. Nous proposons, dans ce qui suit, un essai de systématisation des situations typiques, en mettant en évidence les structures syntaxiques et les instructions qu’elles contiennent, l’interprétation de la valeur modale-énonciative du subjonctif, les actes de langage réalisés ainsi que la structure des échanges ; pour certains emplois, nous préciserons aussi les types de textes où apparaît le subjonctif indépendant.

Avant tout, il importe de définir les concepts descriptifs fondamentaux avec lesquels nous allons opérer, à savoir les unités conversationnelles (échange, intervention, acte de langage) et les différentes relations entre ces unités (Moeschler 1995 : 18).

Dans le modèle hiérarchique et fonctionnel que nous adoptons, l’échange est l’unité dialogique minimale de la conversation, formée d’au moins deux interventions. Moeschler définit l’echange comme « la plus petite unité dialogique composant l’interaction ». On distingue deux types d’échanges : confirmatifs, qui

34 Nous reprendrons également certains des exemples cités dans les ouvrages que nous avons consultés.

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remplissent les fonctions d’ouverture et de clôture, et réparateurs, qui remplissent la fonction de transaction (Goffman 1973, cité par Vion 1992 : 154).

L’intervention (prise de parole d’un locuteur) est le plus grand constituant monologique de la conversation. Les fonctions illocutionnaires associées aux interventions sont de trois types : initiatives, réactives-initiatives et réactives. Les fonctions initiatives « sont assignées aux interventions imposant des droits et obligations à l’interlocuteur » : la demande d’information, la demande de confirmation, la requête, l’offre, l’invitation, l’assertion, l’ordre ; l’obligation est ici du type, respectivement, obligation de répondre, de confirmer, d’agir, d’accepter, d’évaluer, d’obéir (cf. Moeschler 1995 : 94). Le constituant dit initiatif « initie une séquence conversationnelle (un échange) » (Bange 1992). Les fonctions réactives sont associées aux interventions clôturant l’échange; elles sont assignées aux interventions réactives par rapport aux interventions à fonctions illocutoires initiatives, constituant « la classe générique des “réponses” et indiquant le type de satisfaction aux obligations contractées par l’interprétation des fonctions initiatives » (Moeschler 1995 : 94). Le constituant réactif « réagit à un constituant initiatif et lui est généralement adjacent » (Bange 1992). Les fonctions réactives-initiatives sont associées aux interventions suivant une intervention (réactive-) initiative, ayant la propriété structurelle d’être intermédiaires dans la structure de l’échange (cf. Moeschler & Reboul 1994: 483). On peut préciser également que les fonctions illocutoires réactives peuvent être soit positives, marquant l’accord de l’interlocuteur, soit négatives, marquant le désaccord de l’interlocuteur (offre, requête – acceptation / refus ; demande d’information – réponse positive / négative ; demande de confirmation – confirmation / infirmation ; assertion – évaluation positive / évaluation négative, réfutation) (cf. Moeschler 1995 : 94).

L’acte de langage est l’unité pragmatique minimale, définie comme unité fonctionnelle et non pas formelle. Les actes de langage, qualifiés depuis Austin d’actes illocutoires, sont les actions réalisées par et dans l’activité énonciative (Moeschler 1995 : 17). L’acte de langage est un acte intentionnel : son interprétation appropriée est conditionnée par la reconnaissance, de la part de l’interlocuteur, du caractère intentionnel de son énonciation. Searle (cité par Moeschler 1995 : 31-32) distingue cinq grands types d’actes illocutoires : actes représentatifs (assertion, information ; le but illocutoire est la description d’un état de fait), directifs (ordre, requête, question, permission ; le but illocutoire est de mettre l’interlocuteur dans l’obligation de réaliser une action future), commissifs (promesse, offre; le but illocutoire est l’obligation contractée par le locuteur de réaliser une action future), expressifs (félicitation, excuse, remerciement, plainte, salutation ; le but illocutoire est d’exprimer l’état psychologique associé à l’acte expressif – plaisir / déplaisir, désir / rejet, etc.) et déclaratifs (déclaration, condamnation, baptême ; le but illocutoire est de rendre effectif le contenu de

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l’acte). Il faut cependant remarquer – avec Kerbrat-Orecchioni – qu’il n’est pas toujours facile de nommer la nature des actes accomplis35; cette délimitation catégorielle est « d’autant plus délicate à faire que la plupart de actes sont produits de manière indirecte » (Vion 1992 : 173)36 ; il est possible aussi de produire simultanément plusieurs actes37.

Dans l’analyse du discours, plus particulièrement du discours conversationnel, « participant de ce fait de l’interaction verbale » (cf. Moeschler 1995 : 15), nous distinguerons, avec Moeschler (à la suite de Roulet), la forme du discours de sa fonction. Un discours peut être, quant à sa forme, dialogal ou monologal38, et, quant à sa fonction, dialogique ou monologique. Un discours peut donc être dialogal et dialogique, dialogal et monologique, monologal et monologique, monologal et dialogique39.

1.3.4. Classement des emplois du subjonctif indépendant

En vue d’une description globale et systématique des phrases subjonctives, nous prendrons donc en considération la façon dont l’énonciateur se situe par rapport au procès exprimé par le verbe, ainsi que la façon dont il agit dans le cadre des interactions langagières. Dans cette perspective, nous distinguerons deux grandes catégories d’emplois du subjonctif indépendant.

a) Dans la plupart des cas, le subjonctif indépendant exprime un fait virtuel, non encore actuel, mais envisagé par l’énonciateur lui-même comme actualisable et constituant l’objet d’un mouvement de volonté, d’un désir, d’un souhait (il s’agit là de la réaction du locuteur face à une certaine situation qui se présente à lui). Nous parlerons dans ce cas d’une virtualité assumée.

Le subjonctif réalise, dans cet emploi, des fonctions illocutoires paraphrasables par des énoncés performatifs (réalisent l’acte en question) ; ex. Qu’il se taise! – Je lui ordonne de se taire ; Puisse-t-il réussir! – Je souhaite qu’il réussisse. Les valeurs modales exprimées dans ces cas sont l’optatif et l’injonctif ; les énoncés en cause (qui apparaissent dans des interventions initiatives ou réactives-initiatives) réalisent des actes de langage spécifiques

35 « Les frontières sont donc loin d’être claires, qui séparent les différents actes de langage (l’ordre de la requête, le voeu de la salutation, l’offre de la proposition, le conseil de la suggestion, etc.). » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 232). 36 L’ordre, par exemple, apparaît souvent comme simple requête (id. : 173). 37 Il est possible, par exemple, de conseiller et de menacer tout à la fois (cf. Vion 1992 : 173). 38 Un discours dialogal s’oppose en surface à un discours monologal en termes de nombre de participants et de leurs contributions (cf. Moeschler 1995 : 15). 39 « Un discours dialogal peut très bien être caractérisé comme une suite de contributions de locuteurs distincts s’assimilant à un même énonciateur (…). Corollairement, rien n’empêche qu’un discours monologal, i.e. par définition non conversationnel, simule, explicitement ou implicitement, une situation de conversation » (Moeschler, 1995 : 15).

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pour ces modalités d’énonciation : actes expressifs, respectivement actes directifs. Nous appellerons ce type de subjonctif non polémique, par opposition à un autre type de subjonctif, que nous avons appelé polémique.

b) La phrase subjonctive polémique constitue une intervention réactive dans le cadre de certains types d’échanges (comme on le verra au chapitre 3). Elle comporte une reprise (à travers l’acte métalinguistique RÉPÉTÉR) et une mise en discussion. Le subjonctif polémique reprend un fait évoqué dans une première intervention ou dans le cotexte antérieur, mais dont l’énonciateur met en discussion l’actualité : l’énonciateur envisage le fait en question comme non actuel et non actualisable (donc il refuse catégoriquement de l’accepter), ou, parfois, actualisable, mais sans entraîner son adhésion. Nous parlerons dans ce cas d’une virtualité non assumée. Ce type d’énoncé au subjonctif exprime l’accord vs le désaccord, avec, dans tous les cas, la non adhésion de l’énonciateur.

Chapitre 2

2. VIRTUALITÉ ASSUMÉE : SUBJONCTIF NON POLÉMIQUE (EXPRESSIF vs DIRECTIF)

2.1. Modalité optative vs injonctive

Les modalités optative (désidérative) et injonctive (volitive, jussive) représentent deux types de modalités apparentées, étant toutes les deux des modalités prospectives, virtualisantes1.

L’énonciateur se trouve face à une certaine situation qui suscite une réaction, parfois très vive, de sa part ; ceci l’amène à envisager la réalisation d’une action qui puisse modifier la situation en cause. Le fait visé est projeté dans une temporalité future, dans le champ des virtualités, étant conçu par le locuteur comme non actuel, mais actualisable, i.e. soit comme possible, faisant l’objet d’un désir ou d’un souhait, soit comme nécessaire ou obligatoire, étant

1 Les modalités désidératives et volitives représentent deux types de modalités appartenant à la zone de la volition virtualisante. Les modalités désidératives font intervenir une tension du sujet vers un but – tension qui est le résultat d’une prédisposition spontanée, tandis que les modalités volitives sont l'expression d'une tension consciente ou intention, impliquant une décision du sujet modal (cf. T. Cristea, « L’intersection des auxiliants de modalité », dans Études contrastives. Les modalités, Bucarest, 1981 : 61).

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soumis à la volonté du locuteur (ou à une contrainte extérieure). La phrase subjonctive réalise ainsi deux valeurs modales fondamentales – l’injonctif et l’optatif. L’énoncé se voit assigner une fonction illocutoire, réalisant certains actes de langage qui se rattachent à ces deux valeurs – directifs et, respectivement, expressifs –, et qui sont paraphrasables par des structures performatives. L’énoncé se caractérise, dans tous les cas, par une intonation qui trahit une forte valeur affective, subjective.

♦ Modalité optative ou désidérative

Lorsque le fait est envisagé par le locuteur comme possible, c’est la valeur modale appelée optatif qui est réalisée (subjonctif potentiel, selon Imbs 1968 : 143) :

Puisse-t-il réussir! Que Dieu vous entende!

Le verbe exprime une action ou un état [-Contrôlable], dont l’effet est censé être bénéfique pour une certaine personne (qui devrait en éprouver satisfaction, joie ou contentement) et dont l’actualisation dépend, en dernière instance, de facteurs extérieurs à l’énonciateur. La personne visée (le « bénéficiaire ») est soit l’énonciateur lui-même, soit l’interlocuteur, soit le référent.

L’énoncé réalise, essentiellement, l’acte SOUHAITER (ainsi que d’autres actes dérivés de celui-ci, tels que SALUER ou ÉVALUER). L’implication affective de l’énonciateur peut être explicitée par une paraphrase du type : Je le souhaite vivement / de tout mon coeur. Une autre paraphrase possible pour les constructions optatives pourrait être la tournure si + pouvoir à l’imparfait (exprimant la supposition, l’hypothèse) ; ex. s’il pouvait réussir … (sous-entendu : je serais vraiment content / heureux…). La valeur modale optative peut également être explicitée par le passage au discours rapporté ; ex. Puisse-t-il réussir! → Il exprima le souhait de le voir réussir.

♦ Modalité injonctive ou volitive

Le fait peut être envisagé par l’énonciateur comme nécessaire ou obligatoire. L’actualisation du procès est soumise à la volonté de l’énonciateur : celui-ci a une position d’autorité vis-à-vis d’une autre personne, à laquelle il demande d’agir d’une certaine manière. Elle peut également être présentée comme relevant d’une nécessité extérieure à l’énonciateur. On réalise, dans ces cas, la valeur modale dite injonctif (ex. Qu’il parte!), que l’on doit mettre en rapport avec le mode impératif (toutes les grammaires précisent d’ailleurs que le subjonctif injonctif supplée à l’impératif à la 3e personne). Le verbe au subjonctif se caractérise par le trait [+Contrôlable]. La personne visée est, le plus souvent, le référent (la 3e personne), parfois le locuteur lui-même et, dans certains cas,

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l’interlocuteur. On a affaire ici à une sous-catégorie des phrases injonctives, les actes de langage réalisés par l’énoncé étant des actes directifs (ordre, prière, conseil, exhortation, interdiction…). Le subjonctif injonctif est également appelé jussif (Moignet, 1974) ou subjonctif de volonté (Bonnard, 1977).

La valeur injonctive de l’énoncé peut être explicitée par un commentaire métalinguistique du type : C’est un ordre. La modalité volitive est parfois explicitée à l’aide du verbe vouloir (intention + décision) : Je le veux. Dans certains contextes, il s’agit plutôt de la modalité déontique 2: on se rapporte à une norme généralement valable ; ex. Que chacun fasse cela. Il le faut.

On peut faire certains rapprochements sur le pIan formel entre injonction et souhait : de nombreuses langues utilisent les mêmes moyens d’expression pour les deux types d’énonciation, affirme J. Feuillet (1988 : 204). On peut d’ailleurs rappeler, à ce propos, que le subjonctif présent français qui, selon Soutet (1989 : 44-45), est « un subjonctif prospectif d’orientation présent → avenir », est « apte à traduire une volonté sous sa forme jussive (Qu’il entre!) ou optative (Que demain soit doux comme hier!) ».

Le même verbe au subjonctif peut apparaître dans des phrases optatives ou injonctives ; ainsi, Qu’il cesse de faire des sottises est un énoncé injonctif et Qu’il cesse de s’enrhumer au moindre courant d’air (in Martinet éd. 1997 : 121) est un énoncé optatif. En fait, ce sont les traits sémantiques du verbe qui suit le verbe cesser; à savoir [+Contrôlable] vs [-Contrôlable], qui régissent – et qui permettent donc de distinguer – les emplois injonctif et optatif.

En français, l’optatif et l’injonctif sont, tous les deux, ce que Guillaume appelle des « modes de parole ». Guillaume fait remarquer que la langue française n’a pas, comme d’autres langues, un mode optatif à flexion distincte3 (le français utilise, en fait, des constructions à valeur optative) : « c’est beaucoup plus un mode de parole qu’un mode de pensée » ; quant à l’impératif, il est « mode de parole, non pas mode de pensée, du moins en français où il emprunte sa flexion soit à l’indicatif, soit au subjonctif » (1970 : 46-47).

Le statut des phrases subjonctives optatives et injonctives a suscité des discussions. La phrase subjonctive injonctive, tout comme les énoncés dont le verbe est à l’impératif, relève du type de phrase injonctif (modalité impérative). Quant à la phrase subjonctive optative, elle est souvent considérée comme une sous-catégorie des phrases exclamatives ; certains auteurs parlent aussi d’une

2 C’est le même prédicat abstrait VOULOIR qui sous-tend la structure logique des modalités volitives et déontiques. 3 Les grammaires roumaines, par exemple, parlent d’un mode potentiel-optatif (voir ainsi D.Irimia, Gramatica limbii române, Polirom, Iaşi,1997:249).

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modalité d’énonciation optative4. Enfin, d’autres auteurs (tel Grevisse, 1993) considèrent la phrase optative comme une forme particulière de la phrase injonctive ; il faudrait d’ailleurs ajouter que pour Cohen (1965 : 42), le commandement serait la forme forte de l’injonction, et le souhait – la forme faible de l’injonction.

2.2. Subjonctif optatif

2.2.1. Structures syntaxiques

On peut identifier trois types de structures optatives (parmi lesquelles un certain nombre de structures stéréotypées) :

♦ subjonctif sans que, à la 3e personne, dans des constructions figées5:

Dieu vous garde! (in Grevisse 1993 : 625)

Le ciel t’entende! (in Le Goffic 1993 : 125)

Omar a murmuré un « À Dieu ne plaise! » confus, mais le vizir ne s’y arrête pas.

(Maalouf 1988 : 91)

L’inversion du sujet offre un modèle structural qui se retrouve dans de nombreuses constructions archaïques (toutes les grammaires en citent des listes plus ou moins longues): Advienne que pourra ; Vive la France! ; Qu’à cela ne tienne.

MARIE : Vive le Roi! (Ionesco 1974 : 42)

Soit un cercle de rayon AB6

Cohen (1965 : 43) cite quelques « formules-réponses » telles que :

Ainsi soit-il. Plaise à Dieu ! Plaise au Ciel!7

4 Pour une discussion sur le statut de la phrase – exclamative ou optative – voir Florea, 1993). 5 Le subjonctif sans que était « ordinaire jusqu’au XVIe siècle et on en voit encore des traces dans la langue du XVIIe siècle » (Béchade 1986 : 65) 6 Le présentatif soit du discours didactique (mathématiques), « spécialisé dans l’expression de l’hypothèse » (Arrivé et al. 1986 : 636), est, selon Le Goffic (1993 : 123), un «optatif affaibli et banalisé». 7 La même formule peut être employée à l’imparfait : Plût au Ciel!, marquant « l’insistance dans le souhait » (Cohen, 1965 : 43).

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On rencontre assez souvent l’inversion du sujet :

Viennent les beaux jours! (in Béchade 1986 : 63)

Loués soient les crocodiles (Bibliothèque Municipale de Belfort,1996)

La formule utilisée dans cet exemple (titre, dans un dépliant faisant allusion à l’illustration d’une affiche au Festival du Livre de Belfort) rappelle certaines formules optatives figées (par exemple Dieu soit loue!).

♦ le verbe modalisateur pouvoir au subjonctif (sans que et avec inversion du sujet), à la 2e ou à la 3e personne, suivi d’un verbe à l’infinitif, considéré comme un véritable « auxiliaire de souhait » (F. Brunot, cité par Le Bidois, 1968 : 501). M. Cohen (1965 : 44) parle même d’une conjugaison optative, spécifique pour le style littéraire :

Puissiez-vous réussir! Puissent-ils réussir! Puissé-je réussir!, etc. 8

La 1re personne n’apparaît que très rarement :

Puissé-je arracher ces hauts faits à ton ombre. (Jouve, in Béchade 1986 : 65)

♦ subjonctif avec que (3e ou 1re personne) :

Que le meilleur gagne! (in Le Goffic 1994 : 125)

La phrase peut comporter certaines marques exclamatives ; la présence d’interjections (oh!, ah!, oh là là) ou de certains termes exclamatifs tels que : vivement, Dieu!, etc. renforce l’expression de la modalité désidérative :

Ah ! que je guérisse avant l’hiver. (in Cohen 1965 : 42)

Oh! qu’il vienne bien vite! (in Mauger 1968 : 384)

Dieu que je fasse un pas! (Giono 1971 : 346)

8 Selon Cohen (1965 : 44), la construction a une allure moins solennelle avec seulement : « Puisse-t-il seulement se corriger ». Au contraire elle est plus littéraire si on emploie, à la 3e personne seulement, l’imparfait : « Pût-il s’amender! »

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Vivement que ce soit les vacances! (in Martinet éd. 1997 : 121)

je disais oh là là que j’en finisse de ça j’en ai marre (français parlé; in Blanche-Benveniste et al. 1991 : 198)

Dans certains cas, l’homonymie entre le subjonctif et l’indicatif favorise la construction avec que (cf. Le Goffic), qui vient doubler l’énoncé sans que :

Que le diable l’emporte! / Le diable l’emporte! (in Le Goffic 1993 : 123)

Que le ciel vous entende! / Le ciel vous entende! (in Le Goffic 1993 : 125)

La phrase subjonctive optative comporte, le plus souvent, une seule proposition (proposition subjonctive indépendante). Dans certains cas, le subjonctif indépendant apparaît dans des phrases qui comportent deux ou plusieurs propositions. On peut rencontrer plusieurs types de structures:

La proposition subjonctive est une proposition principale déterminée par une complétive qui exprime le contenu du souhait :

Fasse le ciel / Le ciel fasse que tout soit prêt à temps! (in Le Goffic 1993 : 123)

La proposition subjonctive est une incidente, placée au début, à l’intérieur ou à la fin d’une autre proposition :

L’HOTESSE : O! Vénérable Seigneur, n’en déplaise à votre Grâce, je suis une pauvre veuve d’East-Cheap et il est arrêté sur ma plainte.

(Crommelynck 1986 : 120)

FALSTAFF : Allons, Dieu soit loué, ces rebelles-là ne s’en prennent qu’aux vertueux… (Crommelynck 1986 : 87)

La phrase comporte deux ou plusieurs propositions subjonctives, juxtaposées ou coordonnées entre elles par et (exprimant des souhaits multiples) :

FALSTAFF : Que tes paroles persuasives trouvent son oreille profiteuse ; que tes arguments l’émeuvent et puissent-ils le convaincre qu’un vrai prince peut, pour son divertissement, se changer en faux voleur.

(Crommelynck 1986 : 50-51)

La proposition subjonctive est suivie d’une proposition subordonnée de temps introduite par quand, dont le verbe est au futur :

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FALSTAFF : Puisse, cher moqueur, puisse Dieu conserver ta Grâce quand tu seras roi, – je veux dire ta Majesté, car de grâce, tu n’en as pas.

(Crommelynck 1986 : 46)

La proposition subjonctive est suivie d’une autre proposition, introduite ou non par car ou par puisque, qui contient une explication:

La vérole soit de cette goutte, ou la goutte de cette vérole, car l’une ou l’autre ou les deux me travaillent le gros orteil!…

(Crommelynck 1986 : 117)

LE GRAND JUGE : Que le Seigneur t’éclaire, tu es un grand sot. [car sous-entendu]

(Crommelynck 1986 : 124)

Une proposition subordonnée introduite par si précède la proposition principale au subjonctif (qui marque un fait dont la réalisation éventuelle est la conséquence logique d’un fait supposé, hypothétique) :

FALSTAFF : Si boire du vin sucré est un crime, Dieu prenne en pitié les coupables.

(Crommelynck 1986 : 76)

Les moyens spécifiques pour l’expression de l’optatif, dans les phrases subjonctives, sont les structures figées sans que et les constructions avec le verbe modalisateur pouvoir. Bonnard (1977 : 5758) parle même de périphrases optatives, dans le cas des constructions avec pouvoir et des constructions du type Plaise au ciel que / Fasse le ciel que + subjonctif.

2.2.2. Interprétation sémantico-pragmatique des phrases subjonctives optatives

Les phrases subjonctives optatives réalisent essentiellement l’acte SOUHAITER9, mais aussi des actes sociaux et des actes d’évaluation (LOUER vs MAUDIRE, dérivés de l’acte SOUHAITER). La phrase subjonctive optative apparaît soit dans des séquences monologales, soit dans des séquences dialogales ; à l’intérieur des échanges, elle peut constituer une intervention initiative, initiative-réactive ou réactive. Le verbe exprime un état ou une action [-Contrôlable], le plus souvent [-Matérielle], dont l’effet est censé être bénéfique pour la personne visée (le bénéficiaire).

2.2.2.1. L’acte SOUHAITER

9 On parle d’ailleurs d’un subjonctif de souhait.

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2.2.2.1.1. Facteurs impliqués

La valeur modale désidérative de l’énoncé traduit une réaction de l’énonciateur, déclenchée par une situation-source, Ss, qui peut être évoquée explicitement ou qui peut rester implicite. L’énonciateur – qui confère à l’énoncé la valeur modale désidérative – vise l’actualisation d’une situation (que nous appellerons situation-cible, Sc) intéressant un « bénéficiaire ». Le bénéficiaire – la personne visée – peut être soit l’interlocuteur, soit une personne jouant le rôle du référent, soit l’énonciateur lui-même. L’objet du souhait – Sc – est représenté par le contenu propositionnel de la phrase subjonctive, marqué par le trait [+ favorable]: il s’agit d’un fait dont la réalisation est vivement souhaitée par l’énonciateur.

Dans l‘exemple Puisse-t-il réussir!, Sc est la situation [lui – réussir], le béneficiaire étant la 3e personne (lui) ; l’implication affective de l’énonciateur peut être explicitée par une paraphrase du type : « Je souhaite de tout mon coeur qu’il réussisse » ; dans Dieu vous garde!, le bénéficiaire est la 2e personne. Dans les exemples que voici, le bénéficiaire est l’énonciateur (évoqué ou non de façon explicite par le pronom complément me) :

Que la fin du mois arrive vite! (in Lexis)

Que Dieu me pardonne d’avoir dit ça! (in GLLF)

L’énoncé optatif (désidératif) traduit une réaction émotionnelle de l’énonciateur, déclenchée par une situation-source :

Vous vous criez en vous-même: « Dieu que je fasse un pas! » Mais la lumière qui éclaire de plus en plus le monde vous enlève toute espérance. Et voilà ce que vous avez pensé tout de suite après votre cri désespéré : j’irai là-haut tout droit avec des ailes.

(Giono 1971 : 436)

La séquence ci-dessus souligne l’intensité des sentiments qu’éprouve l’énonciateur dans la situation donnée; celui-ci exprime ce qu’il ressent par un cri désespéré).

Le plus souvent, l’énoncé optatif est une phrase affirmative, l’énonciateur envisageant une situation [+ favorable]. Dans certains cas, l’énoncé peut être de forme négative ; il s’agit alors d’une situation [-favorable] - qui n’est pas souhaitable, qui est à éviter. C’est la non actualisation de cette situation qui est envisagée comme bénéfique pour la personne visée :

HENRY : Mais est-ce vrai Ned, que vous en usiez ainsi avec moi? Dois-je épouser votre soeur?

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POINS : Puisse la pauvre fille ne pas faire un plus mauvais parti! Mais je n’ai pas dit cela.

(Crommelynck 1986 : 128)

L’idée d’une projection dans le futur (visant l’actualisation d’une action souhaitée) est explicite lorsque la phrase comporte une proposition subordonnée de temps dont le verbe est au futur (voir l’exemple cité au § 2.2.1. - Crommelynck 1986 : 46).

Certains énoncés optatifs ont pour sujet un nom désignant une force surnaturelle (Dieu, le ciel), explicitant l’ « agent » grâce auquel l’action souhaitée a des chances de se réaliser (« la réalisation de l’acte ne dépend pas de la volonté humaine » ; Grevisse 1993 : 625) :

FALSTAFF : Tu m’as fait beaucoup de tort, Riquet!... Dieu te le pardonne. (Crommelynck 1986 : 48)

Le ciel l’en guérisse! (Crommelynck 1986 : 112)

Fasse le ciel que tout soit prêt à temps. 10

(in Le Goffic 1993 : 123)

Le souhait est proche dans ces cas d’une prière11 :

Que Dieu me pardonne d’avoir dit ça! (in GLLF)

FALSTAFF : Il n’est pas en Angleterre trois hommes de bien pour avoir échappé à la potence et l’un des trois est obèse et se fait vieux. Dieu nous aide.

(Crommelynck 1986, 64)

Ce type de constructions est très fréquent dans les textes religieux, tel la Bible :

Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec tous! (La Sainte Bible, 1973 : 1268)

10 Cohen mentionne cet emploi du verbe faire suivi d’une subordonnée « avec invocation à une puissance suprahumaine», tout en citant un exemple « volontairement laïcisé » : J’ai écrit trois fois le mot guerre en deux lignes… Fassent les hommes que nos descendants évitent plus aisément cette redite. (J.L. Lecercle, in Cohen 1965 : 43). 11 Cohen (1965 : 42) parle du souhait « qu’en bien des cas on ne peut séparer de la prière ou de l’adjuration ».

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Que Dieu lui-même, notre Père, et notre Seigneur Jésus, aplanissent notre route pour que nous allions à vous!

(La Sainte Bible, 1973 : 1201)

2.2.2.1.2. Fonctionnement discursif

Séquence conclusive

L’énoncé au subjonctif apparaît d’habitude comme une sorte de conclusion, à l’intérieur de la même intervention ou en clôture d’un échange.

MARIE : Une autre sagesse remplace l’ancienne, une plus grande folie, une plus grande ignorance, tout à fait différente, tout à fait pareille. Que cela te console, que cela te réjouisse.

(Ionesco 1974 : 101)

La situation-source est évoquée ici de façon explicite dans la phrase qui précède la phrase subjonctive, dans le cadre de la même intervention. Elle est reprise dans l’énoncé optatif par l’anaphorique cela.

L’énoncé au subjonctif est souvent employé en clôture d’une séquence dialogale. La situation-source est présentée dans une première intervention (locuteur A) ; l’énoncé optatif au subjonctif apparaît dans l’intervention réactive du locuteur B.

HENRY : Te dirais-je quelque chose, Poins? POINS : Certes ; et que ce soit une très bonne chose.

(Crommelynck 1986 : 126)

HENRY : Je ne t’ai jamais appelé pour te réclamer ta quote-part. FALSTAFF : Non. Justice te soit rendue. Ici, tu paies toujours.

(Crommelynck 1986, 47)

LES VOLEURS : Arrêtez!... LES VOYAGEURS : Jésus nous bénisse!...

(Crommelynck 1986 : 57)

La situation-source est évoquée par l’intervention A. L’intervention B est provoquée par la peur, la phrase subjonctive optative étant prononcée sous le coup d’une forte émotion, due au danger où se trouvent les voyageurs qui se voient attaquer par les voleurs.

Dans l’exemple ci-dessous, le subjonctif optatif est une sorte de réplique-conclusion (intervention réactive) ; la situation en cause est évoquée par l’énonciateur lui-même dans le cadre de la même intervention (dans la phrase précédente). L’énonciateur réagit aux accusations formulées auparavant par d’autres personnes :

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M. CLEMENCEAU. – Eh bien! J’ai entendu cette accusation. A mon âge, on ne doit s’étonner de rien, mais après y avoir à moitié répondu, je m’en étonne encore. Peu importe! Que votre parole demeure sur vous! Qu’il soit bien entendu que vous l’avez à cette heure produite à la tribune de la Chambre et qu’elle demeure à votre compte.

(Clemenceau 1938 : 135)

Emploi autonome

Nous signalons un cas particulier, qui est celui du subjonctif optatif employé de façon autonome dans certains titres, comme c’est le cas d’un roman bien connu de J. Giono : Que ma joie demeure ; l’énoncé au subjonctif exprime un souhait significatif pour le contenu du livre, pour l’état d’âme d’un certain personnage, le cotexte (et le référent) étant représenté par l’ensemble du livre.

Que Giono nous demeure! (titre d’une exposition organisée par le Centre Culturel Français de Timişoara en septembre 1996) est une paraphrase du titre précédemment cité ; l’équivalent du cotexte est, dans ce cas, l’ensemble de l’exposition : photos, livres, textes sur Giono.

Voici un autre exemple qui est le titre d’un livre : Qu’ils soient un (Jean-Paul II, 1995) - qui rappelle la formule latine de l’encyclique Ut unum sint.

Nous avons relevé un énoncé du même type imprimé sur un tee-shirt: Que nous soyons dans la joie.

Répétition, accumulation d’optatifs

Les structures subjonctives optatives peuvent s’enchaîner à l’intérieur d’une même phrase ou d’une même intervention (dans un dialogue) :

LE ROI : Que votre exemple me console, que je m’appuie sur vous comme sur des béquilles, comme sur des bras fraternels.

(Ionesco 1974 : 78)

Voir aussi l’exemple cité au § 2.2.1. – Crommelynck 1986 : 50-51.

Au niveau d’une séquence dialogale (A - B) on peut avoir deux ou plusieurs interventions exprimant des souhaits qui s’enchaînent (qui visent les mêmes référents), reliées par le coordonnant et :

LE GRAND JUGE : Puisse le ciel assurer au Prince un meilleur compagnon. FALSTAFF : Et puisse Dieu assurer au compagnon un meilleur Prince!

(Crommelynck 1986 : 115)

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La répétition de la structure subjonctive optative peut créer un effet textuel particulier (plainte, lamentations):

PISTOLET : Alors, que la mort berce et abrège mes tristes jours! Alors, que les blessures horribles, béantes, démêlent l’écheveau des trois Parques!

(Crommelynck 1986 : 136)

Les textes poétiques offrent de nombreux exemples de structures optatives répétitives:

Vienne, vienne la mort, que la mort me délivre! (Hugo, in Deloffre 1973 : 73)

Dans l’exemple ci-dessous, le subjonctif optatif apparaît dans un « dialogue » apparent où s’enchaînent une série d’énoncés qui sont en fait des formules rituelles (voir le mot cérémonie), constituant une sorte d’incantation, et où l’on joue sur la répétition du même type de construction et de lexèmes. L’accumulation des optatifs crée un effet proche de l’injonction. On pourrait presque dire que l’on a affaire ici à un optatif-injonctif, que soutient, d’ailleurs, la présence de l’impératif dans la séquence finale.

LE GARDE, annonçant : La cérémonie commence! Mouvement général. Mise en place de cérémonie. Le Roi est sur le trône, Marie à ses côtés. LE ROI : Que le temps retourne sur ses pas. MARIE : Que nous soyons il y a vingt ans. LE ROI : Que nous soyons la semaine dernière. MARIE : Que nous soyons hier. Temps retourne, temps retourne ; temps, arrête-toi.

(Ionesco 1974 : 51)

2.2.2.2. Actes sociaux

On entend par là les voeux et les formules de politesse, représentant des formules plus ou moins figées, conventionnelles, plus ou moins vidées de leur contenu ; ces formules sont devenues les marques langagières de certains types de relations ou interactions sociales, étant utilisées dans des circonstances déterminées de la vie sociale. Elles réalisent des actes expressifs (comportatifs), correspondant à des rites conversationnels. On a affaire ici au type actes que Recanati appelle « non essentiellement représentatifs ».

2.2.2.2.1. Voeux

♦ Cartes de voeux

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On peut remarquer l’emploi autonome du subjonctif optatif dans les cartes de voeux (que l’on peut d’ailleurs considérer comme un type de texte spécifique), adressées, à certaines occasions (fêtes, divers événements de la vie privée, etc.), à des destinataires en principe déterminés (2e personne), et ayant pour objet, le plus souvent, un certain état physique et psychique du destinataire. On peut rencontrer soit des cartes de voeux vraiment personnalisées, conçues par le destinataire, soit des cartes type, imprimées, qui contiennent parfois l’indication de l’émetteur / imprimeur, et qui sont particularisées grâce à la personne qui les envoie :

Que 1993 soit pour vous une année de JOIE de vivre, de connaître, d’écouter, de découvrir, de lire.

(Bibliothèque Municipale de Belfort)

Que cette journée printanière apporte du soleil dans vos coeurs et du bonheur dans votre maison! De très belles Pâques et un agréable printemps!

(carte de voeux éditée aux États-Unis,1997)

Que 1996 vous soit une très bonne année, et vous donne l’occasion de revenir dans un Paris calme, gai et accueillant!

(carte de voeux privée)

Que les fêtes de fin d’année soient pour vous agréables. Je formule des souhaits de bonne santé, de bonheur et de joie pour toute la famille.

(carte de voeux privée)

♦ Formules stéréotypées (archaïsantes) exprimant des souhaits adressés à table :

FALSTAFF : Mon très doux Monsieur, asseyez-vous. Maître Page, Maître Page, prenez place. Grand bien vous fasse! Ce qui manquera dans les plats, nous l’aurons dans les verres. Il faut nous excuser.

(Crommelynck 1986 : 154)

2.2.2.2.2. Les formules de politesse Nous nous occuperons ici des salutations, des formules d’atténuation

utilisées dans les échanges et des remerciements. Il s’agit en fait de voeux stéréotypées qui semblent relever plutôt de la fonction phatique. Comme le fait remarquer Vion (1992 : 173), les frontières entre voeu et salutation sont « peu claires ».

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Les salutations (SALUER et PRENDRE CONGE) correspondent aux échanges d’ouverture et de clôture d’interaction. Les formules au subjonctif sont l’équivalent de bonjour, au revoir12.

Entrent Bardolph et le page. BARDOLPH : Dieu sauve Votre Grâce. HENRY : Et la vôtre, très noble Bardolph.

(Crommelynck 1986 : 127)

Le subjonctif apparaît ici dans un échange constitué par la paire adjacente salutation / salutation (évoquée par Bange, 1992 : 40)13.

LEGER : Sir John, que le Seigneur vous bénisse, fasse prospérer vos affaires et vous envoie la paix. À votre retour, j’espère vous revoir.

(Crommelynck 1986 : 97)

Entrent le Roi et son cortège où l’on remarque le Grand Juge. FALSTAFF : Dieu conserve ta Grâce, roi Henry. Mon royal Riquet! PISTOLET : Le ciel te protège et te garde, très royal enfant de la gloire. FALSTAFF : Dieu te protège, mon doux enfant. LE ROI, désignant Falstaff : Seigneur Grand Juge, parlez à cet insolent! LE GRAND JUGE, à Falstaff : Avez-vous votre raison? Savez-vous à qui vous parlez? (Crommelynck 1986 : 162)

Les formules utilisées ici par Falstaff et par Pistolet sont jugées par le Roi et par le Grand Juge comme trop familières, insolentes : elles sont inadéquates à la situation et aux rapports existant entre les interlocuteurs.

La phrase subjonctive qui apparaît dans l’exemple ci-dessous est à ranger toujours dans les formules de politesse:

FALSTAFF : Voyons, où est ce Moisy? MOISY, quittant le rang : Ici, s’il vous plaît. FALSTAFF : Ton nom est Moisy?

12 Ce type de salutations était fréquent dans l’ancienne langue ; Bonnard (1977 : 5758) précise que Dieu vous garde! est une vieille formule de salutation. Dans la pièce de Crommelynck que nous citons dans ce livre, les exemples de ce type sont assez nombreux : le souci d’archaïsme est tout naturel ici, vu le contenu de la pièce. 13 Une paire adjacente « réalise dans sa forme élémentaire l’unité d’interaction initiative / réactive : deux tours de parole en position de succession immédiate et tels que le premier élément exerce une contrainte sur ce qui doit être fait au tour suivant selon le principe de dépendance conditionnelle » (Bange 1992 : 210).

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MOISY : Oui, qu’il vous plaise. (Crommelynck 1986 : 91)

C’est d’ailleurs une formule peu usitée. Dans la séquence dialogale citée on constate la synonymie explicite avec s’il vous plaît.

Les formules d’atténuation constituent des séquences latérales14, employées en proposition incidente, au début, au milieu ou à la fin de la phrase, pour faire passer une vérité moins agréable à dire ou à supporter:

FALSTAFF: Très bien, mon Seigneur, très bien; mais, ne vous en déplaise, mon infirmité serait plutôt de ne pas écouter, ma maladie, de ne pas prêter attention.

(Crommelynck 1986 : 112)

La séquence dialogale ci-dessous illustre la façon dont on peut utiliser les formules de politesse, obligatoires en vertu des conventions sociales, et qui servent ici à bloquer la communication véritable de certains contenus :

L’EXEMPT : Monsieur, Milord voudrait vous parler. LE GRAND JUGE : Sir John Falstaff, un mot. FALSTAFF : Mon cher Seigneur ... que Dieu accorde un bon jour à Votre Seigneurie. (...) LE GRAND JUGE : Sir John, je vous avais mandé avant votre départ pour Shrewsbury. FALSTAFF : N’en déplaise à Votre Seigneurie, j’ai entendu dire que sa Majesté est revenue du pays de Galles, fort affligée. LE GRAND JUGE : Je ne parle pas de Sa Majesté... Vous avez refusé de venir lorsque je vous ai mandé. FALSTAFF : Et j’ai appris, en outre, que Sa Grandeur a été atteinte par cette catin d’apoplexie. LE GRAND JUGE : Le ciel l’en guérisse! Je vous prie, laissez-moi vous parler.

(Crommelynck 1986 : 112)

Le personnage Falstaff essaie de détourner la conversation, en obligeant le juge à répondre par des formules de politesse. Les séquences au subjonctif (séquences d’ouverture et séquences latérales) tendent ici à se substituer au « centre » de l’interaction (normalement, l’ouverture et la clôture fonctionnent comme des éléments subordonnés au « centre » cf. Vion, 1992 : 151).

Remerciements

14 Une séquence latérale est une « séquence stéréotypée qui permet de suspendre l’activité en cours aussi longtemps qu’il est nécessaire pour traiter un problème concernant la poursuite de l’interaction et notamment les problèmes d’intercompréhension » (Bange 1992 : 212).

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Nous mentionnons ici les formules de remerciements employées dans certains types de textes (surtout dans les avant-propos des ouvrages scientifiques), adressées à un destinataire qui est une personne absente:

Pour remédier aux faiblesses que ma tentative comporte, j’ai voulu faire appel aux critiques de mes amis. Que ceux qui, en France, en Suisse et en Allemagne, m’ont fait part de leurs critiques et de leurs encouragements soient remerciés. Je remercie aussi Dume Allaix dont la patience a été mise à l’épreuve.

(Bange 1992 : 7)

La phrase subjonctive ci-dessus signifie, en d’autres termes, “Je remercie toutes ces personnes / Je prie toutes ces personnes de trouver ici l’expression de ma vive gratitude”.

Line Arès, Johanne Mercille et Suzanne Mantha ont préparé, toujours dans la bonne humeur, le manuscrit - très complexe du point de vue technique - pour la composition. Qu’elles trouvent ici nos plus vifs remerciements.

(Dictionnaire explicatif et combinatoire…,1984:VII)

2.2.2.3. Évaluation positive ou négative

L’évaluation d’une situation visant la 2e ou la 1re personne est exprimée parfois par des formules plus ou moins figées, qu’il faut interpréter au sens figuré. On a affaire à des actes de langage indirects, dérivés de l’acte SOUHAITER (c’est la modalité affective qui prend le dessus), exprimant soit une appréciation positive (acte LOUER), soit une appréciation négative (acte BLÂMER, MAUDIRE). Le cotexte contient toujours l’explication de cette appréciation.

♦ Appréciation positive : LOUER

Dans l’exemple ci-dessous, il s’agit d’une poétesse qui « déclame un poème agréablement tourné » :

Tu as bien parlé, que ta bouche s’emplisse d’or, dit Nasr, reprenant la formule qui lui est habituelle.

(Maalouf 1988 : 42)

♦ Appréciation négative : BLÂMER, MAUDIRE. Une situation donnée est perçue par l’énonciateur comme négative, ce qui déclenche chez lui un sentiment violent (mécontentement, colère, irritation, etc.) qui donne lieu à un « souhait » négatif du genre imprécation, malédiction, injure, jurement.

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Qu’il soit maudit! (in Riegel et al. 1994 : 322)

FALSTAFF : Appelez-vous ça donner un coup d’épaule à vos amis? La peste soit d’une telle épaulée.

(Crommelynck 1986 : 65)

Qu’ils aillent au diable! (in Niquet et al. 1988 : 95)

FALSTAFF : Le diable vous emporte! Crapules, rendez-moi mon cheval. Amenez-moi mon cheval et allez vous faire pendre!

(Crommelynck 1986 : 55)

Dans les deux derniers exemples, « l’agent » (la force surnaturelle) dont nous parlions plus haut est une force négative : le diable.

LE GARÇON, derrière Falstaff : Messire, l’enseigne Pistolet est en bas, et voudrait vous parler. DOROTHEE, aussitôt, furieuse : Qu’il soit pendu, le fanfaron!... Ne le laisse pas monter! C’est le gredin le plus mal embouché de l’Angleterre!

(Crommelynck 1986 : 133)

On a affaire ici à un injonctif apparent ; cependant c’est la modalité affective qui prend le dessus : la phrase subjonctive exprime bien un optatif (« c’est mon souhait le plus fort »), en rapport avec l’état d’âme du personnage (furieuse), qui laisse éclater sa colère.

2.2.2.4. Optatif fictif : hypothèse réfutée

♦ Structure syntaxique : proposition subjonctive principale (que + subjonctif présent; construction active ou passive ; la 1re personne apparaît en tant que sujet ou COD /COI,) suivie ou précédée d’une proposition subordonnée introduite par si. Phrases exclamatives.

♦ Contexte discursif : la phrase subjonctive apparaît soit dans le cadre d’un échange, dans une intervention réactive (locuteur B), après une intervention dans laquelle le locuteur A formule une demande de faire (une requête) adressée à B ou fait une remarque concernant B, soit dans le cadre d’une intervention monologale à structure dialogique.

Le contenu de la subordonnée introduite par si – qui renvoie au cotexte précédent – est un fait envisagé comme une hypothèse réfutée (virtualité niée). L’énonciateur fait semblant d’admettre cette hypothèse (le cotexte contient d’ailleurs, dans certains cas, des expressions telles que je consens, je veux bien; il fait semblant d’accepter l’idée d’une action [-favorable] pour lui, mais dont il

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sait l’actualisation impossible (souhait « négatif ») : c’est ce qu’on appellerons un « faux souhait », donc un optatif fictif. Pour convaincre l’interlocuteur de la vérité de ses affirmations, l’énonciateur présente l’hypothèse d’une punition sévère ou d’une issue fort désagréable pour lui-même, mais qui n’a aucune chance de se réaliser : il ne prend aucun risque, puisqu’il sait d’avance que cette hypothèse est fausse. La phrase tout entière devient ainsi l’équivalent d’une phrase négative, exprimant une négation renforcée ou un refus catégorique, la proposition subjonctive jouant alors le rôle d’un simple modalisateur de négation. C’est donc une interprétation sémantico-pragmatique globale de la phrase qui s’impose dans ces cas.

Paraphrases possibles : je consens à… si… ; je veux … si … ; du diable si … ; je vous jure que (+ proposition négative).

Que je sois pendu si je comprends ce que vous voulez dire. (in Le Goffic 1993 : 125)

[Du diable si je comprends… / Je vous jure que je ne comprends pas ...]

Que je meure si je mens! (in Mauger 1968 : 252)

[Je vous jure que je ne mens pas!] – On peut facilement imaginer une intervention A du type : Tu mens!

LE GRAND JUGE : Adieu. Recommandez-moi à mon cousin Westmoreland. Le Grand Juge sort, avec l’Exempt. FALSTAFF : Si je le fais, qu’on me renverse d’une chiquenaude !…

(Crommelynck 1986 : 116)

[Je n’ai pas la moindre intention de le faire.]

FALSTAFF : Seul, le Roi doit être redouté comme le lion. Crois-tu que je te redoute à l’égal de ton père ? Si cela est, Dieu veuille faire craquer ma ceinture.

(Crommelynck 1986 : 55)

[Je te jure qu’il n’en est rien.]

FALSTAFF : Il faut que je sois maudit pour rester voler en sa compagnie (…). Il faut que le drôle m’ait fait absorber quelque philtre pour se faire aimer de moi. Je veux être pris au noeud coulant s’il ne m’a servi des drogues. Poins ! Riquet ! La peste vous infecte. Bardolphe ! Peto ! Que je meure d’inanition si je détrousse quiconque à un pas d’ici. Je consens à n’être qu’un valet, avec un seul chicot dans la gueule pour mâcher, s’il n’est pas aussi bon de

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quitter ces coquins et de devenir honnête homme que de vider une bouteille.

(Crommelynck 1986 : 55)

[Je n’ai l’intention de détrousser personne, je le jure.] – L’intervention comporte précisément deux des expressions que nous venons de signaler comme paraphrases possibles : je veux… si… et je consens à… si…

FALSTAFF : Dieu, si Percy est vivant, je le transperce!... À condition qu’il se trouve sur ma route, bien entendu. Qu’il fasse de moi une carbonnade si je vais volontiers sur la sienne : je n’aime pas la gloire grimaçante de Sir Walter Blunt. (Crommelynck, 1986:105)

2.3. Subjonctif injonctif

2.3.1. Structures syntaxiques

♦ proposition indépendante en que (affirmative ou négative) ; subjonctif présent, 3e ou 1re personne (le subjonctif supplée l’impératif aux personnes 1, 3 et 6). Le sujet est un pronom, un nom ou une proposition subordonnée.

Qu’ils entrent! (in Grevisse 1993 : 1268)

Que personne ne sorte! (in Grevisse 1993 : 1268)

Qu’il n’aille pas me dire qu’il a oublié! (in Wagner & Pinchon 1991: 346)

Que je m’y mette tout de suite! (in Cohen 1965 : 40)

Dieu dit : «Que la lumière soit!» et la lumière fut. (Bible, trad. Crampon, in Grevisse 1993: 624)

♦ proposition subjonctive indépendante sans que (de forme affirmative); subjonctif présent, 3e personne ; formules figées (ex. Sauve qui peut! ; Comprenne qui pourra!) ou emploi littéraire, rare :

Le lecteur soit juge des inconvénients du métier d’écrire. (Henriot, in Grevisse 1993 : 624)

♦ proposition indépendante ou principale : que + subjonctif passé à valeur d’accompli (3e personne). La phrase contient un complément

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circonstanciel de temps ou une proposition subordonnée introduite par quand, avant que...). L’action visée est présentée comme accomplie dans le futur :

Que ce soit fini avant le dîner! (in Cohen 1965 : 40)

Qu’il ait fini avant que je rentre. (in Cohen 1965 : 40)

Qu’il soit parti quand je rentrerai. (in Grevisse 1993 : 1269)

♦ deux ou plusieurs propositions subjonctives juxtaposées ou coordonnées par et (injonctions multiples):

Les deux hommes se regardent avec défi, longuement, puis le vainqueur ordonne : - Qu’on plante quatre pieux dans le sol, qu’on l’attache et qu’on l’écartèle!

(Maalouf 1988 : 66)

♦ proposition subjonctive suivie d’une proposition coordonnée dont le verbe est au futur) introduite par puis (enchaînement de deux actions futures) :

LE CABARETIER : [...] Monseigneur, le vieux Sir John est à la porte, avec quelques autres ; les ferais-je monter? HENRY : Qu’ils attendent un moment, puis vous leur ouvrirez la porte.

(Crommelynck 1986 : 62)

♦ proposition subjonctive coordonnée par et à une première proposition dont le verbe est à l’impératif :

Partez, pleins de curiosité et de désirs, et que ce soit pour des rives lointaines ! (ex. oral, TV5, 7.02.1999)

♦ proposition principale en que + subjonctif présent suivie d’une subordonnée introduite par puisque (justification de l’injonction) :

LE ROI : Je ne veux pas mourir... Je ne voudrais pas. Qu’on me sauve puisque je ne peux plus le faire moi-même.

(Ionesco 1974 : 54)

♦ proposition subjonctive (que + subjonctif présent 3e personne) suivie d’une proposition introduite par et (alors), qui exprime la conséquence de l’action envisagée dans la première proposition :

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Que chacun balaie devant sa porte, et les rues seront nettes. (proverbe)15

♦ proposition subjonctive (que + subjonctif présent) suivie d’une proposition introduite par sinon / ou qui exprime la conséquence du fait envisagé dans la première proposition (la phrase exprime un avertissement ou une menace) :

Qu’il ne recommence pas ou / sinon je me mets en colère. (in Cohen 1965 : 68)

♦ proposition subordonnée introduite par si (ou l’équivalent d’une proposition négative : sinon) + proposition principale injonctive (que + subjonctif présent) :

FALSTAFF : Quant à vous avancer d’autres preuves de ma jeunesse, je n’en ferai rien ; la vérité est que je suis vieux uniquement par la raison et l’entendement. Si quelqu’un veut parier mille marcs contre moi à qui fera la plus belle cabriole, qu’il sorte l’argent et prenne garde!...

(Crommelynck 1986 : 115)

FALSTAFF : Tout à coup nous nous relevâmes ensemble, et nous battîmes durant une heure d’horloge. Si l’on m’en croit, fort bien. Sinon, que ceux qui doivent récompenser la valeur répondent de leur ingratitude sur leur tête.

(Crommelynck 1986 : 62)

2.3.2. Interprétation sémantico-pragmatique de la phrase subjonctive injonctive

2.3.2.1. Facteurs impliqués dans l’injonction

La modalité injonctive est une modalité d’action interpersonnelle qui implique des rapports hiérarchiques ou de dominance entre les interactants : l’énonciateur – le « sujet voulant »16 – veut déclencher une réaction de la part d’un destinataire, qui doit accomplir une action déterminée. Dans les phrases subjonctives injonctives, les rapports entre l’énonciateur et le destinataire s‘établissent de façon indirecte, par l’intermédiaire d’un médiateur. Le subjonctif

15 Ce type d’énoncé nous apparaît comme distinct des structures hypothétiques dont nous avons parlé au § 1.1.3. 16 Selon L. Wainstein (L’expression du commandement dans le français actuel, Helsinki, 1949 , cité par Stoean 1999), le commandement implique un rapport entre un sujet voulant (celui qui commande), un entendeur à qui s’adresse le commandement et un objet du commandement (ce que le sujet voulant veut de l’entendeur).

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à sens impératif fournit une « instruction médiatisée » (Weinrich 1989 : 183).Tout comme dans le cas de l’impératif, « le locuteur donne pour instruction à l’auditeur de modifier la situation qui préside à l’énonciation » (id. : 162). Moignet (1974) parle d’une « volition visant la 3e personne » ainsi que du caractère médiat de l’injonction au subjonctif.

On peut représenter schématiquement ces facteurs de la manière suivante : Énonciateur (sujet voulant) → Entendeur (médiateur) → Destinataire (→ Agent / Patient)

L’énonciateur a une parole autoritaire ; il exprime sa volonté, imposant à un destinataire qu’il désigne le rôle d’agent ; l’actualisation du procès est donc soumise à la volonté de l’énonciateur. Le vouloir de l’énonciateur peut être explicité précisément par le verbe vouloir : Qu’il parte! Je le veux (= je l’exige). Dans l’exemple ci-dessous, la modalité vouloir est explicitée par l’interlocuteur B (si telle est votre volonté), qui exprime sa décision d’obéir à l’injonction du locuteur A :

LE ROI : Que l’on garde mon corps intact dans un palais sur un trône... (...) LE MEDECIN, au Roi : Si telle est votre volonté, on embaumera votre corps, on le conservera.

(Ionesco 1974 : 72)

La séquence ci-dessous joue sur l’indécision de l’énonciateur, fait constaté et commenté par les interlocuteurs présents dans la situation de communication :

MARIE : Tout ce qui a été sera, tout ce qui sera est, tout ce qui sera a été. Tu es inscrit à jamais dans les registres universels. LE ROI : Qui consultera les archives? Je meurs, que tout meure, non, que tout reste, non, que tout meure puisque ma mort ne peut remplir les mondes! Que tout meure. Non, que tout reste. LE GARDE : Sa Majesté le Roi veut que tout le reste reste. LE ROI : Non, que tout meure. LE GARDE : Sa Majesté le Roi veut que tout meure. LE ROI : Que tout meure avec moi, non, que tout reste après moi. Non, que tout meure. Non, que tout reste. Non, que tout meure, que tout reste, que tout meure. MARGUERITE : Il ne sait pas ce qu’il veut. JULIETTE : Je crois qu’il ne sait plus ce qu’il veut. LE MEDECIN : Il ne sait plus ce qu’il veut. Son cerveau dégénère, c’est la sénilité, le gâtisme.

(Ionesco 1974 : 102-103)

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L’injonction est adressée à un destinataire autre que l’interlocuteur, par l’intermédiaire de l’entendeur - le médiateur qui transmet le commandement au destinataire désigné par l’énonciateur (et qui est censé devenir l’agent, ou parfois le patient) du procès constituant l’objet du vouloir du locuteur.

Il existe toujours une Situation-source – la situation qui déclenche l’injonction – et une Situation-cible, objet du « vouloir » de l’enonciateur, exprimée par le verbe au subjonctif. Il s’agit d’un procès [+Contrôlable] ; la plupart du temps on a affaire à des verbes d’action (Qu’il parte!), mais il arrive aussi que l’on utilise des verbes statifs (verbes d’état ou résultatifs) :

Que les familles sachent que je suis déterminé à affronter les difficultés de la lecture et à réduire les échecs qu’elles peuvent entraîner.

(J. P. Chevènement, 14.11.1984, dans Le mois des livres, Bibliothèque Municipale de Belfort)

2.3.2.2. Phrases subjonctives à la 3e personne

2.3.2.2.1. Énonciateur – médiateur – destinataire

Le destinataire [+Humain] peut être présent ou non lors de l’échange; il peut être déterminé ou non déterminé. Plusieurs cas de figure sont à prendre en considération.

♦ L’énonciateur vise un destinataire déterminé, présent dans la situation de communication, mais sans s’adresser directement à celui-ci (et cela pour diverses raisons : supériorité, mépris…) ; il le fait par l’intermédiaire d’un médiateur, qui est son interlocuteur.

Mon grand père se leva, me faisant signe de le suivre. – Viens, il faut que je te présente à mon cousin Henri! En disant cela, il m’entraîna jusqu’à lui. (...) – Mon petit-fils américain. Il aimerait tant te rencontrer! Je cachai mal ma surprise. L’homme m’observa d’un air sceptique. Avant de lâcher : – Qu’il vienne me voir dimanche matin, après ma promenade en tricycle.

(Maalouf 1988 : 207)

On retrouve ici une des situations envisagées par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 46): « Le locuteur traite un des participants à l’interaction comme un délocuté, c’est-à-dire que celui-ci se trouve exclu de la relation d’allocution (on parle de lui sans lui parler), bien qu’étant physiquement présent dans la situation de communication ».

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Vous trois, restez ici. Que les autres personnes présentes attendent à côté.

(in Baguette et al. 1978 : 50)

Les destinataires sont situés ici sur deux plans différents ; le locuteur s’adresse directement à un premier groupe de trois personnes, puis indirectement aux autres personnes présentes.

♦ L’énonciateur vise un destinataire déterminé qui n’est pas présent dans la situation de communication ; l’interlocuteur, qui joue le rôle de médiateur, est responsable de l’accomplissement de l’action – objet de l’injonction.

MARGUERITE : Où est la reine Marie? JULIETTE : Elle doit être encore à sa toilette. [...] MARGUERITE : (À Juliette.) Qu’elle vienne tout de suite. Allez me la chercher.

(Ionesco 1974 : 16)

Dans l’exemple ci-dessous, l’interlocuteur (vous) est le médiateur, qui doit faire faire, c’est-à-dire transmettre l’ordre concernant l’exécution ; les personnes visées devront jouer le rôle de patient, ayant à subir une action qui sera accomplie par un exécutant indéterminé :

LE PRINCE JEAN : Envoyez Coleville à York, avec ses complices. Qu’ils soient exécutés sur-le-champ.

(Crommelynck 1988 : 147)

♦ Le destinataire peut être indéterminé ; il est alors désigné par on.

Qu’on me laisse tranquille! (in Béchade 1988 : 65)

FALSTAFF : Quoi, le vieux roi est mort? PISTOLET : Comme un clou dans une porte. Et je dis vrai. FALSTAFF : En route Bardolph! Qu’on selle mon cheval!

(Crommelynck 1986 : 157)

♦ Les phrases subjonctives passives dont le sujet est à la 1re personne ont pour équivalent des énoncés avec on : elles expriment en fait un ordre adressé à la 3e personne, qui doit accomplir l’action dont l’énonciateur sera le patient ; le destinataire qui deviendra l’agent de cette action n’est pas précisé, mais il est déterminé implicitement, grâce au contexte situationnel :

Que je sois réveillé à six heures! (in Grevisse 1993 : 1265)

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[= Qu’on me réveille à six heures! ] En discours rapporté : Il demande qu’on le réveille à six heures.

♦ Dans le cas des proverbes, le destinataire indéterminé peut être désigné par l’indéfini chacun ; la question d’une médiation pourrait se poser dans d’autres termes, puisqu’il s’agit là des contraintes imposées par une « loi » généralement admise (il faut que …).

Que chacun se mêle de son métier. (proverbe)17

♦ Le sujet du verbe au subjonctif est parfois un nom [-Humain] – [-Animé] et [±Procès] (ou l’anaphorique cela), mais impliquant toujours un agent [+Animé], responsable de l’action en cause. C’est le contexte qui éclaire mieux les faits, dans chaque situation particulière.

/mes clés, mes clés qu’elles sortent immédiatement ! / (in Weinrich 1989 : 184)

[ = Que celui qui les a prises les fasse apparaître …]

Que les travaux commencent le 1er mars sans faute (in Martinet éd. 1991 : 121)

[= Il faut que l’on commence les travaux…]

La 3e personne est employée à la place de la 2e : c’est un emploi déférentiel, un cas d’ « iloiement » (utilisation d’une forme de troisième personne pour désigner l’allocutaire), ce que la rhétorique appelle un « énallage de personne » (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 46-47).

– Ce qu’il m’a répondu, jamais je n’oserai le répéter. – Parle, ne crains rien! – Que le Prince des Croyants m’en dispense, jamais ces mots ne pourront franchir mes lèvres.

(Maalouf 1988 : 59)

Le sultan, déçu d’avoir été joué, mais plus encore de constater que sa tentative de secouer la tutelle de son vizir a échoué, rejette sur Hassan toute la faute. Ayant ordonné aux gardes de se saisir de lui, il prononce, séance tenante, sa condamnation à mort. Pour la première fois, Omar prend la parole :

17 Le destinataire visé dans les proverbes est indéterminé ou bien il peut être « personnalisé » en contexte. Ainsi, la phrase injonctive citée, intégrée dans un contexte particulier, peut être comprise comme s’adressant à un destinataire déterminé, qui est la 2e personne, par la médiation d’une règle généralement valable qui trouve une application particulière (« Mêle-toi de ton métier / de tes affaires »).

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– Que notre maître soit clément. Hassan Sabbah a peut-être commis des erreurs, peut-être a-t-il péché par excès de zèle ou excès d’enthousiasme, et pour ces écarts il doit être congédié, mais il ne s’est rendu coupable d’aucune faute grave envers ta personne.

(Maalouf 1988 : 108)

Dans les deux exemples que nous venons de citer, l’énoncé subjonctif exprime une prière constituant une intervention réactive. 2.3.2.2.2. Actes de langage réalisés

La phrase subjonctive injonctive réalise des actes directifs (Searle), appelés aussi exercitifs (Austin) ou prescriptifs (Recanati), exprimant essentiellement l’acte DEMANDER DE FAIRE (FAIRE) : ordre, commandement (ordre pressant ou atténué, cf. Béchade 1989 : 65) ; injonction – provocation, défi ; exhortation, incitation, conseil, recommandation; prière ; interdiction, menace, avertissement. Le subjonctif injonctif exprime des nuances variées, qu’il est parfois assez difficile de délimiter avec précision.

Les phrases injonctives à l’impératif expriment une injonction « immédiate » (ordre, interdiction, exhortation, prière) adressée à un destinataire qui est la 2e personne, personne présente, qui participe directement à la communication. Partez! peut réaliser ainsi l’acte DEMANDER DE FAIRE, qui peut être explicité soit par une structure performative : Je vous ordonne de partir, soit par un commentaire métalinguistique du type : C’est un ordre, ce qui signifie: « vous devez faire ce que je vous demande de faire ». L’instruction impérative (injonctive) vise « à ce que le titulaire d’un certain rôle communicatif vienne se placer dans un certain rôle actanciel » (Weinrich 1989 : 163). Dans le cas de l’impératif, c’est l’auditeur qui doit prendre en charge le rôle actanciel du sujet ; dans le cas du subjonctif injonctif, l’instruction d’agir s’adresse à une tierce personne (le référent) : DEMANDER DE FAIRE FAIRE. Comme nous venons déjà de le préciser, l’injonction exprimée au moyen d’une phrase subjonctive est une injonction médiatisée (cf. Weinrich, 1989), qui met en cause un destinataire, c’est-à-dire la personne qui doit accomplir l’action visée (donc qui doit devenir l’agent du procès) ou parfois la subir (elle deviendra le patient), et un médiateur, en fait l’interlocuteur, dont le rôle est de transmettre au destinataire la demande de faire formulée par l’énonciateur.

Nous distinguerons les énoncés subjonctifs injonctifs de forme affirmative, réalisant des effets de sens prescriptifs, et les énoncés de forme négative, réalisant des effets de sens proscriptifs.

Énoncés prescriptifs

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♦ Ordre, commandement. C’est l’acte de langage exprimé le plus souvent, et qui peut être explicité par le verbe ordonner, introducteur du discours direct. Il peut également être explicité au moyen de la formule métalinguistique C’est un ordre (Qu’il parte! C’est un ordre) ou grâce à la transposition dans le dis-cours indirect : Il ordonne que X parte (à comparer avec l’impératif : Partez! – Il ordonne à X de partir).

La présence dans l’énoncé d’adverbes tels que tout de suite, très vite sert à marquer un ordre pressant :

Qu’il parte tout de suite! Je ne veux plus le voir. (DFLE II)

Allons! Qu’on m’obéisse, et très vite! (in Wagner & Pinchon 1986 : 346)

L’exemple cité au § 2.3.2.2.1. (Martinet éd. 1997 : 121) exprime une injonction catégorique, renforcée grâce à la locution sans faute.

La valeur injonctive de l’énoncé subjonctif se trouve renforcée aussi grâce à la présence d’un futur catégorique, dans une proposition coordonnée à la proposition subjonctive (cf. l’exemple au § 2.3.1. - Crommelynck 1986 : 62).

Dans l’exemple ci-dessous, on a bien affaire à une injonction : l’entendeur-médiateur auquel s’adresse l’énonciateur (le soleil) doit devenir l’agent de l’action – objet de l’injonction. Hors contexte, la proposition subjonctive Que tous meurent! pourrait être interprétée comme exprimant un souhait, le verbe mourir ayant le trait [-Contrôlable]. – La proposition subjonctive est suivie d’une subordonnée introduite par pourvu que exprimant une condition « nécessaire et suffisante » (PR).

LE ROI : Petit soleil, bon soleil, défends-moi. Dessèche et tue le monde entier s’il faut un petit sacrifice. Que tous meurent pourvu que je vive éternellement même tout seul dans le désert sans frontières.

(Ionesco 1974 : 76)

♦ Injonction - provocation, défi ; la phrase subjonctive apparaît dans une intervention réactive (locuteur B), comportant la reprise du prédicat de l’intervention initiative (locuteur A) :

TOPAZE : Il est bien facile de voir que je n’ai pas inventé les balayeuses. Beaucoup de gens doivent le comprendre et le dire… MUCHE : Eh bien! Qu’ils viennent me le dire à moi. Et je leur répondrai que j’ai vu, de mes yeux vu, les esquisses et les plans que vous traciez sans cesse sur le tableau noir de votre classe.

(Pagnol 1969 : 259)

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♦ Exhortation

Celui qui ne sait pas parler, qu’il chante. (Claudel, in Chevalier et al., 1964)

Et maintenant que le spectacle commence. (ex. oral, TV5, 17.09.1996)

La phrase injonctive ci-dessus est à interpréter comme un « coup d’envoi » pour l’action envisagée.

♦ Modalité déontique

Si le destinataire est une 3e personne indéterminée (chacun), l’actualisation du procès est présentée comme relevant d’une nécessité (contrainte) extérieure à l’énonciateur (une norme générale qui trouve une application particulière dans la situation concrète de communication) : Que chacun fasse cela. Il le faut. C’est la modalité déontique qui s’impose alors, la phrase injonctive exprimant l’obligation, la nécessité d’obéir à cette « loi ». Paraphrase possible par il faut que... ou, lors de la transposition dans le discours indirect, recours au verbe devoir : Il (lui) a dit que chacun devait se mêler de son métier.

Le subjonctif injonctif est également paraphrasable par il faut que… dans des situations où le sujet n’est pas exprimé par un nom [+ Humain], mais qui impliquent un agent [+ Humain] :

SUZY : Vous en avez parlé à Régis? [pour le prévenir des accusations formulées contre lui] TOPAZE : Non. Que son destin s’accomplisse! Moi, je ne fuirai pas devant le mien!

(Pagnol 1969 : 239)

[= Il faut que son destin s’accomplisse : Régis doit assumer ses responsabilités, il faut qu’il réponde de ses faits.]

Énoncés proscriptifs

Les propositions subjonctives négatives expriment l’interdiction, la défense (visant le référent), la menace ou l’avertissement, un conseil ou une recommandation en vue d’éviter une situation désagréable, etc. On peut enregistrer différents degrés, allant de l’injonction forte à l’injonction atténuée.

– Injonction forte : interdiction

Qu’on ne me réplique pas! (in Mauger 1968 : 252)

L’HOTESSE : C’est un bravache! Qu’il ne monte pas!...

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(Crommelynck 1986 : 133)

Surtout qu’ils n’y aillent pas! (in Jeanrenaud 1997 : 303)

LEGER : Qu’ils se présentent tous à l’appel! Qu’ils n’y manquent pas!

(Crommelynck 1986 : 91)

Que ce chenapan ne s’avise pas de partir (in Martinet éd. 1991 : 121)

De façon générale, on peut sous-entendre, dans ce type d’énoncés, sinon introduisant l’idée d’une menace ou d’un avertissement : on envisage une sanction ou d’autres conséquences fâcheuses qui pourraient se produire dans l’éventualité où l’interdiction serait transgressée. Ainsi, dans le cas de Qu’il ne monte pas!, on peut sous-entendre : sinon (s’il s’avise de monter), il aura affaire à moi.

♦ Menace, avertissement

La menace ou l’avertissement peuvent être explicites. La proposition subjonctive est suivie d’une proposition coordonnée par ou ou bien par sinon (équivalent d’une telle proposition), qui exprime un avertissement ou une menace, précisant les conséquences – [-favorables] pour le référent visé – de la non exécution éventuelle de l’injonction.

MARGUERITE : Qu’il ne recule pas ou gare à vous. (= autrement, sinon)

(Ionesco 1974 : 23)

Qu’il ne recommence pas ou / sinon je me mets en colère. (in Cohen 1965 : 68)

♦ Interdiction (modalité déontique) : « Il faut que personne ne s’occupe de la bourse d’autrui ».

Que nul ne s’occupe de la bourse d’autrui. (proverbe)

♦ Injonction de forme négative (défense) équivalant à une injonction affirmative :

LE ROI : Non, on ne pleure pas assez autour de moi, on ne me plaint pas assez. On ne s’angoisse pas assez. (À Marguerite.) Qu’on ne les empêche pas de pleurer, de hurler, d’avoir pitié du Roi, du jeune Roi, du pauvre petit Roi, du vieux Roi.

(Ionesco 1974 : 77)

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Dans cet exemple la défense équivaut à un énoncé affirmatif exprimant la permission, l’exhortation (qu’on les laisse pleurer…).

♦ avertissement-conseil adressé à des destinataires indéterminés (on). On rencontre souvent ce type d’énoncé dans le discours scientifique ou didactique.

Qu’on n’aille pas conclure de là que nous prêchions une sorte de populisme : c’est tout le contraire.

(Sartre, in Béchade 1988 : 65)

L’énonciateur formule cet avertissement-conseil à l’intention de son auditoire en vue d’éviter une interprétation fausse des faits évoqués.

Qu’on ne perde pas de vue la différence essentielle des deux lois, et que d’autre part on ait bien en mémoire présente la différence non moins essentielle de ce qui est, dans l’histoire du langage, apport et organisation de rapport entre les apports (…).

(Guillaume 1971 : 166)

On a affaire ici à un exposé scientifique s’adressant à des destinataires (lecteurs) indéterminés.

2.3.2.2.3. Fonctionnement discursif

2.3.2.2.3.1. Séquences conclusives

Les phrases subjonctives injonctives (destinataire 3e personne) apparaissent dans des séquences conclusives, qu’il s’agisse de séquences textuelles monologales ou dialogales.

♦ Intervention réactive dans le cadre d’un échange

Le locuteur A communique à B une nouvelle situation – la situation-source – qui déclenche l’énoncé injonctif de B visant la modification de la situation constatée :

DAVY : N’en déplaise à Votre Honneur, il y a là un Pistolet qui arrive de la Cour avec des nouvelles. Tous se dressent. Mouvement. FALSTAFF : De la Cour! Qu’il entre.

(Crommelynck 1986 : 156)

FALSTAFF : Quoi, le vieux roi est mort? PISTOLET : Comme un clou dans une porte. Et je dis vrai. FALSTAFF : En route Bardolph! Qu’on selle mon cheval!

(Crommelynck 1986 : 157)

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L’énonciateur B reprend le sujet abordé par le locuteur A et finit son intervention par une injonction au subjonctif ayant pour but de clore la discussion:

FAIBLARD : Je voudrais que Boscôt pût partir, Monsieur. FALSTAFF : Je voudrais que tu fusses tailleur pour hommes, tu pourrais le remettre en mesure de partir. Je ne puis faire un simple soldat d’un gaillard qui a derrière lui une si grosse compagnie. Que cela te suffise, impétueux Faiblard.

(Crommelynck 1986 : 93)

L’intervention réactive B comporte une reprise par antonymie du prédicat de l’intervention initiative A :

MARIE : Les téméraires enfoncent les portes des cieux. LE ROI : Qu’ils les défoncent.

(Ionesco 1974 : 100)

♦ La situation qui déclenche l’injonction au subjonctif (discours direct) est présentée par le narrateur :

Qu’il entre, s’écria le docteur en ouvrant la porte. Qu’il entre, notre enfant prodigue.

(J. Cocteau, in Imbs 1968 : 139)

♦ Conclusion d’une intervention monologale

MARIE : Pauvre petit, mon pauvre enfant. LE ROI : Un enfant! Un enfant! Alors je recommence! Je veux recommencer. (À Marie.) Je veux être un bébé, tu seras ma mère. Alors, on ne viendra pas me chercher. Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire, je ne sais pas compter. Qu’on me mène à l’école avec des petits camarades.

(Ionesco 1974 : 70)

Le subjonctif injonctif exprime ici la conclusion imposée par une situation imaginaire, présentée par l’énonciateur lui-même, dans une sorte de jeu.

LE ROI : Il n’est pas midi. Ah, si, il est midi. Ça ne fait rien. Pour moi, c’est le matin. Je n’ai encore rien mangé. Que l’on m’apporte mon breakfast. (Ionesco 1974 : 33)

La phrase subjonctive injonctive apparaît à l’intérieur d’une intervention réactive, constituant la conclusion logique des constatations formulées dans les phrases qui la précèdent.

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L’exemple ci-dessous est une intervention monologale à structure dialogique : la phrase subjonctive, basée sur une reprise, constitue une sorte de réponse à la question formulée dans la phrase précédente:

LE ROI : Si l’on se souvient, ce sera pour combien de temps? Qu’ils se souviennent jusqu’à la fin des temps, et après la fin des temps, dans vingt mille ans ... [= Je veux qu’ils se souviennent…]

(Ionesco 1974 : 73)

La valeur conclusive du subjonctif injonctif apparaît aussi dans le cadre d’une intervention où le contenu de l’injonction dépend d’une autre action éventuelle (sinon ; voir les exemples cités au § 2.3.1.).

L’injonction peut constituer la conclusion d’une séquence textuelle (monologale), la situation-source qui déclenche l’injonction étant évoquée par l’énonciateur dans le cotexte précédent :

Le bloc-notes de la semaine. La vérité est que, dans la rue, sur les passages dits protégés, sur les trottoirs, le piéton dérange. Il est un obstacle insupportable à la libre circulation. Que l’on nous débarrasse de ce vieux croûton, survivance du passé!

(Le Figaro, 10.01.1997)

Le subjonctif exprime ici une injonction ironique (« Il faut qu’on nous débarrasse de ce vieux croûton... »).

2.3.2.2.3.2. Subjonctif et impératif

Le subjonctif injonctif est, très souvent, en rapport avec un impératif, présent dans le cotexte antérieur, soit dans l’intervention d’un premier locuteur A, soit dans le cadre de la même intervention. La phrase subjonctive injonctive enchaîne sur ce qui précède ou constitue une réplique à la première intervention.

Les deux formes de l’injonction sont utilisées par le même énonciateur, dans le cadre de la même intervention ou dans des interventions différentes (à distance).

Impératif + subjonctif

LE ROI : Fais-les revenir, appelle-les. (...) MARGUERITE : Tu ne peux plus revenir sur ta volonté. Tu les as laissés tomber. LE ROI : Qu’ils reviennent.

(Ionesco 1974 : 129-130)

La première intervention de l’énonciateur en cause (le Roi) contient un impératif factitif (ordre médiatisé), repris par l’énoncé subjonctif. Il s’agit en fait de structures synonymes.

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LE ROI : Parlez-moi, au contraire, parlez. Entourez-moi, retenez-moi. Qu’on me soutienne. Non, je veux fuir. (Ionesco 1974 : 66)

L’impératif précède ici l’injonction au subjonctif, dans le cadre de la même intervention.

Continuons l’excursion. Que ceux qui refusent de suivre se reposent en nous attendant.

(in Baguette et al. 1978 : 50)

La même intervention ici comporte un impératif (1re personne du pluriel), puis une injonction au subjonctif (conseil, recommandation) adressée à des destinataires présents dans la situation d’énonciation.

MARIE : Non, ne lui dites rien. Il vaut mieux qu’il ne s’en aperçoive pas. (...) C’est terrible, il n’est pas préparé. MARGUERITE : C’est votre faute s’il ne l’est pas. (...) MARIE : Au moins, qu’on le lui dise le plus doucement possible puisque c’est inévitable. Avec des ménagements, beaucoup de ménagements.

(Ionesco 1974 : 20-21)

Le locuteur est obligé d’accepter – après l’avoir d’abord repoussée – l’idée d’une action à accomplir, mais il introduit une condition restrictive (au moins).

Subjonctif + impératif

LE PAGE : La musique est arrivée, Seigneur. FALSTAFF : Qu’elle joue! Jouez, mes maîtres.

(Crommelynck 1986 : 138)

Les deux injonctions formulées par le personnage Falstaff s’adressent au même destinataire, d’abord sous la forme d’une phrase subjonctive, par l’intermédiaire d’un médiateur, ensuite directement, sous la forme d’une phrase impérative.

LE ROI : De toute façon, il faut s’en occuper, cela vous changera les idées. Qu’on fasse venir les ministres. (Apparaît Juliette.) Allez chercher les ministres, ils sont sans doute encore en train de dormir. Ils s’imaginent qu’il n’y a plus de travail.

(Ionesco 1974 : 34)

À l’intérieur d’une séquence qui exprime la modalité « coercitive », on a d’abord un ordre médiatisé (destinataire indéterminé on) puis un ordre adressé directement (impératif) à un destinataire précis.

Locuteurs différents : impératif + subjonctif

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L’intervention A qui précède la phrase subjonctive contient déjà une injonction :

– On va le faire travailler, dit le capitaine. – Donnez-lui à manger, dit M. Drapeur. – Qu’on le mette d’abord au travail, dit le capitaine. Qu’il sache, comme ses pareils, ce que coûte une petite croisière.

(Dhôtel 1988 : 100)

L’intervention qui précède la phrase subjonctive contient un commandement, formulé par B (M. Drapeur); A (le capitaine) établit un ordre de priorité entre les actions à (faire) exécuter ; c’est une intervention plus autoritaire que celle de B.

La voix d’un haut-parleur éclata : – Saisissez ce jeune idiot. C’était la voix de Parpoil. Celle d’Emmanuel Residore lui succéda, plus dramatique : – Que tout le monde se jette sur le criminel qui s’est permis de troubler un tel spectacle.

(Dhôtel 1988 : 224)

Le subjonctif qui succède à l’impératif exprime une injonction renforcée.

Accumulation de phrases subjonctives injonctives

Nous signalons ici un emploi particulier consistant dans l’accumulation d’injonctifs dans un monologue – une longue tirade comportant une succession de phrases subjonctives injonctives –, et qui semble créer, paradoxalement, un effet optatif. On pourrait parler ici d’un injonctif-optatif. Dans l’exemple ci-dessous on a affaire à un véritable délire verbal. L’injonction vise la totalité des destinataires possibles : on, tout le monde, tous. Désir et volonté s’entremêlent jusqu’à se confondre.

LE ROI : Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n’aurai jamais existé. Ah, qu’on se souvienne de moi. Que l’on pleure, que l’on désespère. Que l’on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d’histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par coeur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n’aient pas d’autre sujet d’étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu’on brûle tous les autres livres, qu’on détruise toutes les statues, qu’on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu’on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les

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philosophes soient oubliés et qu’il n’y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de famille pour tout le monde. Que l’on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é-Bé-Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l’on dise des messes pour moi, que je sois l’hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage! Que l’on m’appelle éternellement, qu’on me supplie, que l’on m’implore.

(Ionesco 1974 : 71-72)

2.3.2.3. Phrases subjonctives à la 1re personne

2.3.2.3.1. Destinataire : 1re personne

Discours monologal à structure dialogique

exhortation que l’énonciateur s’adresse à lui-même. On pourrait y voir une sorte de dédoublement du locuteur, qui est à la fois émetteur et destinataire.

«Que je le voie», se dit Jourdan. [=Il faut que je le voie] (Giono 1971 : 23)

interdiction que l’énonciateur s’adresse à lui-même; l’énoncé au subjonctif est de forme négative :

Que je ne recommence pas une pareille bêtise. (in Cohen 1965 : 40)

[= Je ne dois pas recommencer… / Il ne faut pas que je recommence …]

Au moins que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même. (Stendhal, in Riegel et al. 1994 : 322)

Je n’aille point me précipiter dans le piège de m’émerveiller de cette glycine [...]. Un diable s’y cache, qui sait!

(Audiberti, in Grevisse 1993 : 624)18

Intervention intégrée dans un échange : interventions initiatives marquant la mise en situation (l’entrée en situation). Au début d’un échange ou d’une séquence dialogale, l’énonciateur annonce à l’interlocuteur (dont la présence est souvent marquée par la 2e personne, vous) qu’il va dire ou faire quelque chose – une action qu’il ressent comme un devoir envers l’interlocuteur et qu’il a bien l’intention d’accomplir. Paraphrases possibles : il faut que / je dois / je vais…

18 On notera, dans cette phrase, l’absence de ce que certains auteurs appellent la « béquille » que.

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– Le plus souvent, le locuteur annonce le début d’une intervention – l’action de dire – dans un discours oral (ou écrit, du genre mémoires, confessions, etc. ; « l’interlocuteur » est alors le lecteur) :

Ah! que je vous dise une nouvelle! (in Mauger 1968 : 252)

[= il faut que je vous dise / je vais vous dire…]

Que je n’oublie pas de vous dire encore une chose. (in Le Goffic 1993 : 125)

Que je l’avoue ici tout de suite : j’aimais mon père. (J. d’Ormesson, in Grevisse 1993 : 1265)

On peut rapprocher de ce type d’énoncé une intervention initiative où la proposition subjonctive injonctive remplit en quelque sorte une fonction phatique. Le sujet est un on indéterminé, mais c’est en réalité la 1re personne (me) qui est en cause :

Courrier des lecteurs. Intempéries. Qu’on me permette de dire que nous avons subi seulement plus que d’ordinaire les rigueurs inhérentes à la saison. [ = je vais / je veux vous dire … ]

(Le Figaro, 10.01.1997) – L’énonciateur annonce un autre type d’action qu’il doit et qu’il va

accomplir :

Avant tout, que je vous rende votre document : le voici. (Malraux, in Chevalier et al. 1964)

M. Cohen signale – sans la commenter – une « curieuse tournure avec première personne sujet et deuxième personne explétive » (Cohen, 1965 : 40), que nous appellerons « fausse exhortation » et que nous reproduisons ci-dessous. Cet emploi très particulier du subjonctif indépendant à la 1re personne – dérivé, selon nous, de l’exhortation – apparaît dans une narration de type oral pour marquer l’entrée en situation et la participation intense du sujet (énonciateur-narrateur) à l’action :

Et vas-y… que je te gratte le sable des allées pour faire des pâtés, que je te fasse du slalom entre les pattes des promeneurs avec ma trotinette.

(Humanité, 21.10.1957, in Cohen 1965: 40)

2.3.2.3.2. Destinataire : 2e / 3e personne

Le destinataire est la 2e personne ou, parfois, le référent (3e personne). La phrase subjonctive comporte le verbe (re)voir à la 1re personne du singulier,

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le destinataire visé (l’interlocuteur ou le référent) étant désigné par un COD (vous, te ou un autre complément). La phrase exprime l’interdiction ou l’avertissement, dans des interventions réactives (séquences conclusives). Il est cependant difficile, dans certains cas, de faire le départ entre le souhait et l’interdiction visant la 2e personne ou la 3e personne.

- L’énoncé au subjonctif est d’habitude de forme négative :

Et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien vous aurez de mes nouvelles.

(Maupassant, in Mauger 1968 : 252)19

L’avertissement est explicité ici dans la proposition qui suit la proposition subjonctive, introduite par ou bien.

– Tu es un maudit, prononça enfin Jenny. Tu ne penses qu’à elle. (...) Ils demeurèrent silencieux, puis Jenny s’écria :

– Que je ne te revoie jamais! (Dhôtel 1968 : 55)

Le verbe s’écria annonce une exclamation qui trahit la violence des sentiments ayant déclenché cette réaction verbale. On est ici à la limite de l’injonctif et de l’optatif, la phrase exprimant un souhait « négatif » et la défense, l’interdiction visant la 2e personne.

– L’énoncé subjonctif peut être aussi de forme affirmative.

Que je vous y reprenne! (in Baguette et al. 1978 : 50)

Ici, jamais on fait ça! Que j’en voie un qui fait ça! (ex. oral, TV5, 14.07.1997)

Tout en étant à la forme affirmative, la phrase subjonctive avec voir exprime une idée négative, soutenue par le cotexte précédent et par le contexte implicite. La phrase ci-dessus apparaît comme la conclusion d’une situation de communication.

19 Mauger précise d’ailleurs, à propos de cet exemple, que « le souhait peut, à la 1re personne, impliquer une défense » (1968 : 252).

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Chapitre 3

VIRTUALITÉ NON ASSUMÉE : LE SUBJONCTIF POLÉMIQUE

3.1. Fonctionnement discursif des phrases subjonctives polémiques

Les phrases subjonctives que nous appelons polémiques ont un fonctionnement discursif spécifique, assumant des fonctions illocutoires réactives, dans le cadre de certains types d’échanges. Il s’agit, plus précisément, de séquences dialogales proprement dites ou d’interventions monologales à structure dialogique.

L’interprétation sémantico-pragmatique de ces phrases ne peut pas se faire dans les mêmes termes que dans le cas des phrases subjonctives optatives ou injonctives ; les interventions de ce genre ne sont pas paraphrasables par des énoncés performatifs qui explicitent l’acte de langage réalisé. Le contenu propositionnel de la phrase subjonctive est envisagé comme une simple hypothèse, dont on met en discussion l’actualisation.

On assigne à ces énoncés des fonctions illocutoires réactives positives, marquant l’accord de l’interlocuteur, ou des fonctions illocutoires réactives négatives, marquant le désaccord de l’interlocuteur.

En fait, on a affaire ici à des phrases essentiellement exclamatives1, caractérisées par des contours intonatoires spécifiques, et dont la ponctuation varie : [!], [?], [!?] ou [.].

1 Bonnard (1977 : 5758) parle, dans ce cas, d’un subjonctif d’exclamation.

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Comme nous l’avons déjà précisé, ce type d’interventions réactives au subjonctif implique une reprise et une mise en discussion. La phrase subjonctive renvoie à la situation évoquée dans l’intervention initiative d’un locuteur A, à travers l’acte métalinguistique RÉPÉTER2 : le prédicat de l’énoncé A est repris sous la forme d’une phrase exclamative ou interrogative-exclamative. Il y a thématisation du prédicat repris + commentaire.

La mise en discussion des faits en question peut être implicite (l’intonation joue ici un rôle important) ou explicite ; la phrase subjonctive est alors suivie d’un commentaire explicitant l’attitude que l’énonciateur adopte vis-à-vis du contenu propositionnel, à savoir son accord ou son désaccord (le cotexte subséquent précise dans quel sens il faut interpréter sa réaction)3. En fait, ce qui est mis en discussion, c’est l’actualité – ou la possibilité de l’actualisation – du fait envisagé. Nous avons parlé, dans ces cas, de virtualité non assumée par l’énonciateur. Il faut d’ailleurs préciser que, dans tous les cas, on constate la non adhésion de l’énonciateur par rapport aux faits évoqués, une distanciation qui peut revêtir plusieurs aspects : indifférence, objections formulées par le locuteur ou refus catégorique d’accepter les faits en question.

Nous distinguerons trois types de structures, auxquels correspondent des interprétations sémantico-pragmatiques différentes de la phrase subjonctive : acceptation (+ distanciation) ; consentement (+ objection) vs refus ; protestation.

3.2. Acceptation (+ distanciation)

♦ Structure de la phrase subjonctive : que + subjonctif présent (3e personne). L’énonciateur (la 1re personne) est, dans presque tous les cas, évoqué dans le cotexte par l’un des pronoms moi, nous, me.

♦ Structure de l’échange :

A. intervention initiative du locuteur A ; phrase assertive dont le verbe est à l’indicatif ou au conditionnel.

B. intervention réactive de B ; reprise du fait évoqué par A, dans une phrase exclamative. Ponctuation : [.] ou [!]).

♦ Accord : ADMETTRE ( + distanciation). L’énonciateur B accepte la situation évoquée par A (il utilise d’ailleurs des connecteurs discursifs tels que c’est bon, oui, d’accord, etc.), mais il la présente en tant que simple hypothèse dont il admet l’actualisation comme possible, sans toutefois exprimer son

2 Nous nous sommes occupée de ce type de structures subjonctives dans un article intitulé Le subjonctif indépendant dans les échanges impliquant l’acte RÉPÉTER (Ţenchea 1999, à paraître). 3 Ce commentaire (explicite ou implicite, mais qu’il est toujours possible d’expliciter) traduit, en fait, la valeur sémantico-modale d’interprétation du subjonctif dont nous parlions au § 1.2.

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adhésion. Le commentaire peut expliciter les modalités et les raisons de sa distanciation : indifférence ou manque d’intérêt, non-adhésion au contenu énoncé par A, se traduisant par des objections ou des précisions restrictives ou par des arguments servant à justifier l’attitude de réserve adoptée par B.

Plusieurs cas de figure peuvent se présenter.

L’énonciateur marque son indifférence vis-à-vis du fait en question. La phrase subjonctive de ce type admet la paraphrase par Il n’a qu’à...4, suivie d’un commentaire signifiant que l’énonciateur prend ses distances. Cette distanciation pourrait être explicitée par moi, je ne suis pas concerné / ce n’est pas mon affaire, ou, dans un langage plus relâché, qu’est-ce que ça me fait, à moi? et même moi, je m’en fous.

Voici quelques exemples de ce type :

Entre Bardolph. FALSTAFF : Eh bien, Bardolph? BARDOLPH : L’armée est licenciée et partie. FALSTAFF : Qu’elle parte. Moi, je vais dans le Glostershire, où je ferai visite à Maître Léger, écuyer. (Crommelynck 1986 :149)

Dans l’exemple ci-dessus, le locuteur B (Falstaff) admet les faits évoqués par A (Bardolph), tout en précisant que cela ne le concerne en rien, car il a autre chose à faire : Elle n’a qu’à partir ; moi, ça ne me concerne pas, j’ai autre chose à faire.

– Vous n’avez pas le temps d’achever les betteraves de Janret avant votre départ, dit Desterne. Sa femme dit : « Que Janret se débrouille! »

(Dhôtel 1968 : 149)

Cet exemple ne contient qu’une reprise partielle du contenu envisagé par le locuteur A (Desterne) ; le locuteur B (sa femme) évoque ce contenu de façon implicite : Eh bien, il n’a qu’à se débrouiller tout seul pour achever ses betteraves ; moi, je m’en vais, ça ne me concerne plus.

FALSTAFF : Je comptais, foi de chevalier, qu’il m’enverrait vingt-deux verges de satin et c’est une demande de sûreté qu’il m’adresse!… Eh bien! Qu’il dorme en sûreté, car il porte la corne d’abondance.

(Crommelynck 1986 : 110)

Il s’agit ici d’une intervention monologale à structure dialogique. Le locuteur accepte l’actualisation de la situation qu’il évoque (Il peut dormir en sûreté…),

4 Cohen (1965 : 42) cite il n’a qu’à parmi les moyens qui servent à exprimer un commandement : « Une expression composée fréquente dans l’usage familier est faite avec avoir nié, que et l’infinitif ».

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malgré le fait que cela contredit ses attentes, et il en donne une explication (une justification), dans une proposition coordonnée introduite par car. On notera également la présence du connecteur discursif eh bien.

L’indifférence peut se transformer en agacement si l’interlocuteur essaie avec trop d’insistance d’imposer à l’énonciateur un sujet qui n’intéresse nullement ce dernier :

LE GRAND JUGE : Sir John, je vous avais mandé avant votre départ pour Shrewsbury. FALSTAFF : N’en déplaise à Votre Seigneurie, j’ai entendu dire que Sa Majesté est revenue du pays de Galles, fort affligée. LE GRAND JUGE : Je ne parle pas de Sa Majesté... Vous avez refusé de venir lorsque je vous ai mandé. FALSTAFF : Et j’ai appris, en outre, que Sa Grandeur a été atteinte à nouveau par cette catin d’apoplexie. LE GRAND JUGE : Le ciel l’en guérisse! Je vous prie, laissez-moi vous parler. FALSTAFF : À mon idée, cette apoplexie serait une sorte de sommeil du sang, un coquin de tintement. LE GRAND JUGE : Que me chantez-vous là? Qu’elle soit ce qu’elle voudra! [mais qu’on en finisse!]

(Crommelynck 1986 : 112)

Dans la séquence dialogale que nous venons de citer, c’est l’énonciateur A (le Grand Juge) qui a d’abord l’initiative, mais le locuteur B (Falstaff) lui impose, à chacune de ses interventions, un autre sujet, pour éviter d’aborder le sujet qui, pourtant, le concerne lui-même ; le juge exprime son indifférence à l’égard de la situation présentée par Falstaff, qui ne l’intéresse en aucune façon ; il est préoccupé par tout autre chose, dont il voudrait faire parler son interlocuteur ; excédé, il manifeste son agacement de se voir tout le temps imposer un sujet qui ne l’intéresse pas du tout.

L’énonciateur accepte les faits tels qu’ils se présentent, tout en donnant les raisons de son acceptation (en dépit de sa non adhésion) : c’est parce qu’il considère la situation comme provisoire, comme il ressort du commentaire explicite qui suit la phrase subjonctive dans l’exemple ci-dessous :

A : Est-il possible qu’il ne m’entende pas? B : Allons donc! Je suis sûr qu’il fait la sourde oreille... A : C’est bon ! Qu’il fasse la sourde oreille. Nous saurons le faire changer d’avis.

(Hinglais 1996 : IV)

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L’énonciateur admet le fait, étant convaincu que la situation en cause ne pourra pas durer : Il n’a qu’à faire la sourde oreille, puisque de toute façon nous saurons le faire changer d’avis.

L’énonciateur accepte d’envisager l’actualisation des faits évoqués, tout en formulant des objections, des conditions restrictives concernant la réalisation de ces faits. La structure argumentative de l’intervention est du type oui ... mais (ou mais alors, ou, éventuellement, seulement) ... L’énonciateur utilise ici la concession comme stratégie de marque de l’accord : « le oui traduit la prise en compte de l’intervention préalable (pertinence communicative et factuelle) et s’inscrit donc dans le cadre général du discours. Par contre, le mais refuse la pertinence inférentielle du cadre du discours, et déplace par là-même le niveau de négociation » 5.

L’exemple que nous reproduisons ci-dessous est une séquence monologale à structure dialogique. C’est l’énonciateur lui-même qui présente la situation qu’il va commenter : il accepte cette situation, tout en formulant des réserves.

J’habitais une villa adorable qu’un ami m’avait laissée pour la durée d’un voyage qu’il devait faire en Europe avec sa femme. C’est ainsi que j’apprécie les invitations. Pourquoi les gens veulent-ils toujours nous rendre prisonniers de leur propre présence? Qu’ils m’invitent, oui, mais alors qu’ils aient le tact de s’effacer et de me laisser seul maître du terrain! (M.Tournier, in Charaudeau 1994 : 466) 6

[J’accepte / je veux bien qu’ils m’invitent, seulement /mais alors qu’ils aient le tact de s’effacer…]

3.3. Consentement (+ objection) vs refus

♦ Structure de la phrase subjonctive : que + subjonctif présent, 1re personne du singulier ; forme interrogative (ou exclamative) ; ponctuation : [?], [!] ou [?!].

♦ Structure de l’échange :

A. intervention initiative (ou réactive-initiative) du locuteur A, qui exprime une injonction (une requête) adressée à B (verbe à l’impératif).

5 Cf. Moeschler (1995 : 176-177). Selon Moeschler, « la fonction essentielle du mouvement discursif de concession est (...) de déplacer le niveau de négociation, en introduisant de nouveaux arguments ». 6 Charaudeau cite cet exemple pour illustrer l’emploi du présent dans des commentaires que le narrateur introduit dans un récit, ce qui produit un effet de « décrochage énonciatif » (1994 : 466).

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B. intervention réactive de B, qui reprend le prédicat de l’énoncé injonctif (intervention initiative de A), sous la forme d’une phrase interrogative-exclamative.

♦ Accord vs desaccord : CONSENTIR À (+ objection) vs REFUSER DE FAIRE . Le contenu propositionnel est envisagé comme une simple supposition, une hypothèse que l’énonciateur accepte (sans toutefois manifester son adhésion) ou qu’il refuse. La phrase subjonctive est souvent suivie d’un commentaire qui explicite la réaction de l’énonciateur (consentement + réserve, objection ; refus d’obtempérer + justification, argumentation).

L’énoncé peut avoir la forme interrogative, mais il s’agit, en fait, d’une fausse interrogation : il faudrait replacer l’énoncé dans la perspective de l’énonciation, en explicitant l’acte accompli, qui est une sorte de demande de confirmation, à l’aide du verbe demander ; l’énoncé au subjonctif devient alors un COD par rapport au verbe demander.

Trois interprétations sont possibles :

La phrase subjonctive est une question-écho, une sorte de demande de confirmation, comme nous venons de le préciser. B accepte de faire ce que A lui demande (il considère donc le fait comme actualisable), tout en formulant des réserves (nuance concessive) qui mettent en cause le bien-fondé de l’action envisagée ; le cotexte explicite sa non adhésion à l’idée en question.

– C’est ce que j’ai pensé l’autre jour, avant de sauter du train, mais dites-moi... , s’écria Gaspard. – Que je te dise? Tu seras déçu. Mes premières idées sur ce pays, les voici. (...) Gaspard ne fut nullement déçu.

(Dhôtel 1988 : 149)

[Tu veux vraiment que je te le dise? Eh bien, je vais le faire, puisque tu me le demandes, mais en fait, je sais que tu seras déçu.]

B refuse d’envisager la possibilité de faire ce que A lui demande de faire, reléguant l’action en cause dans l’inactualisable (hypothèse réfutée). Ce refus n’est pas toujours explicité, le rôle de l‘intonation-commentaire étant ici très important :

Que je change la date de mes vacances? (in Le Goffic 1993 : 125)7

7 Le Goffic fait la précision suivante : « En dépit du point d’interrogation final, ce type de phrase ne peut en aucun cas véhiculer une demande d’information ; il serait donc abusif de parler d’interrogation » (1993 : 125).

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[Vous prétendez que je change la date de mes vacances? Il n’en est pas question!]

Le Goffic signale d’ailleurs, dans ce cas, un glissement à la prolepse : Que je change la date de mes vacances, il n’en est pas question!8

Que je me prête à ses manoeuvres? En aucune façon. (in Gasquez 1988 :158)

Le refus est parfois argumenté, grâce à un commentaire explicite, dans la suite de l’intervention de B :

BARDOLPH : Je te prie, redescends, brave enseigne. PISTOLET : Que je descende! [Tu me demandes de descendre? /

Comment peux-tu me demander de faire cela?] Je te le dis, caporal Bardolph, je veux me venger d’elle. [Tu comprends donc que je n’ai nullement l’intention de descendre.]

(Crommelynck 1986 : 135)

Dans l’exemple ci-dessous, le refus est renforcé, puis explicité dans la suite de la séquence :

L’EXEMPT : Eh bien! je vous prie, Monsieur, mettez à part votre double titre de chevalier et de soldat et permettez-moi de vous déclarer que vous en avez menti par la gorge, si vous dites que je suis autre chose qu’un honnête homme. FALSTAFF : Que je te permette de me parler ainsi?! Mettre à part ce qui est partie de moi-même! Si tu obtiens jamais une telle permission, que je sois pendu ; et si tu la prenais, il vaudrait mieux pour toi t’aller pendre!...

(Crommelynck 1986 : 111-112)

Falstaff oppose à son interlocuteur un refus indigné, véhément : Comment peux-tu me demander une chose pareille?

La phrase subjonctive de forme interrogative n’est pas toujours suivie d’un commentaire. On peut l’interpréter comme exprimant l’hésitation de B : il s’interroge sur l’opportunité de faire ce qu’on lui demande de faire, il n’a pas encore pris de décision à cet égard. De toute façon, il n’y a pas encore de refus explicite, l’actualisation du fait envisagé restant possible.

LE ROI : Je comprends. C’est un complot. Vous voulez que j’abdique. MARGUERITE : Cela vaudrait mieux. Abdiquez volontairement. LE MEDECIN : Abdiquez, Sire, cela vaut mieux.

8 « La structure en que Psubj peut avoir le statut d’un terme nominal en prolepse » (Le Goffic 1993 : 126).

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LE ROI : Que j’abdique? [= Vous me demandez d’abdiquer?] MARGUERITE : Oui. Abdique moralement, administrativement. LE MEDECIN : Et physiquement.

(Ionesco 1974 : 37)

3.4. Protestation

♦ Structure de la phrase subjonctive : que + subjonctif présent (1re personne ou, parfois, 2e ou 3e personne)9. Phrase segmentée : emphase portant sur le sujet (moi), éventuellement accompagné d’un nom en apposition qui précise la qualité de la personne visée. Le statut énonciatif de la phrase est celui d’une exclamation ou d’une interrogation exclamative10 qui exprime une protestation indignée (Mauger 1968 : 252)11. Ponctuation : [!] ou [?]).

♦ Désaccord : PROTESTER (avec véhémence).

♦ Structures discursives : a) échange ou b) intervention monologale à structure dialogique.

a) Structure de l’échange :

A. intervention initiative du locuteur A, qui prête à B (ou à une autre personne) l’intention de faire quelque chose ou prétend que B (ou une autre personne) a fait quelque chose. Il faut signaler ici le fait que les grammairiens, tout en citant souvent des phrases subjonctives de ce type, ne citent jamais le cotexte antérieur, à savoir l’intervention initiative du locuteur A contenant l’évocation de la situation mise en discussion, et qui, en fait, s’avère indispensable pour l’analyse de cet emploi du subjonctif (on peut, néanmoins, essayer de le reconstituer en fonction de la situation de communication).

B. intervention réactive de B, comportant la reprise du prédicat de l’intervention initiative de A. Le locuteur B interprète le contenu de l’intervention de A comme une hypothèse – donc une virtualité – irréelle, inactuelle et

9 En français classique et littéraire on peut également rencontrer le subjonctif imparfait : Moi, Seigneur, moi, que j’eusse une âme si traîtresse! (Corneille, in Bonnard 1977 : 5758). 10 Cf. Cohen (1965 : 40). Bonnard (1977 : 5758) parle, là encore, d’un subjonctif d’exclamation, qui est, le plus souvent, précédé d’un pronom ou d’un nom désignant l’agent. 11 Mauger l’appelle même subjonctif de protestation (voir l’Index, 415). L’hypothèse envisagée par A est rejetée avec indignation par le locuteur, affirment également Riegel et al. (1994 : 323). L’indignation est mise en évidence aussi par Chevalier et al. (1964 : 366). Selon Grevisse (1993 : 1266), le subjonctif exprime dans ces cas « une hypothèse qu’on envisage avec réprobation ».

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impossible à concevoir comme actualisable. Il repousse vivement toute possibilité d’actualisation des faits énoncés par A, qu’il relègue dans le domaine de la non réalité, des pures suppositions. B opère ici une dissociation thème – propos, pour montrer qu’il refuse d’associer la personne visée à l’idée d’une certaine action. La phrase subjonctive exprime la protestation indignée de B, son refus véhément d’accepter l’idée exprimée par A. On a donc affaire ici à une hypothèse réfutée, accompagnée d’une réaction émotionnelle. L’intervention de B comporte une intonation particulière, exprimant un sentiment violent (indignation, révolte, réprobation).

Ces constructions se rapprochent du type de structures précédent (qui exprime le refus de donner suite à une requête de A), avec, en plus, l’emphase.

Nous allons en citer quelques exemples :

Moi, que je travaille! (in Arrivé et al. 1986 : 636)

Voici le commentaire proposé par Arrivé et al. à propos de cet énoncé : « Au moment où je m’exclame moi, que je travaille ! l’idée que ce procès puisse prendre pour moi valeur de vérité est rejetée avec indignation de mon univers ».

Moi, que je vende cette voiture! [Je n’en ai pas la moindre intention.]

(in Grevisse1993 : 1266)

Moi, que je fasse des excuses? Plus souvent! (in Cohen 1965 : 40)12

Que je mente, moi? (in Wagner & Pinchon 1991 : 346)

On a souvent l’impression que la phrase n’est pas achevée : « Plus d’un locuteur sent les phrases de ce type comme inachevées, interrompues »13. La phrase au subjonctif serait une sorte de question (Vous prétendez que je fasse cela, moi?), et la phrase-commentaire serait la réponse à cette question (Ce que vous dites là n’est pas acceptable)14.

Le refus de B d’accepter les faits énoncés par A peut être explicité (il l’est, d’ailleurs, dans certains exemples, mais pas obligatoirement) par certaines formules automatisées de sens négatif, telles que : Jamais de la vie!; Tu parles! ; Vous n’y pensez pas! ; Vous rêvez! ; Vous plaisantez! ; Vous voulez rire! ; Il n’en

12 Cohen (1965 : 51) parle d’une interrogation exclamative qui exprime une supposition indignée. 13 Grevisse 1993 :1266 ; voir aussi Le Goffic 1993 : 126. 14 À comparer ces séquences avec les complétives au subjonctif qui précèdent la principale : Qu’il ait fait cela, je ne peux pas le croire.

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est pas question! ; Comment pouvez-vous penser cela? ; C’est inconcevable / impensable! ; Non, mais pour qui me prenez-vous?

Dans cet emploi, le subjonctif est en concurrence avec l’infinitif (il s’agit d’une sorte de nominalisation comparable à un infinitif : Moi, faire une chose pareille!), aussi bien qu’avec le futur et le conditionnel15.

Si l’on essaie de transposer la phrase subjonctive de ce type dans le discours rapporté, cela devient obligatoirement un discours indirect libre, explicitant la force illocutionnaire de l’énoncé. Ainsi, l’exemple suivant:

Moi, que je fasse une chose pareille! (in Riegel et al. 1994 : 323)

pourrait devenir : Il protesta avec indignation : il était incapable de faire une chose pareille.

Dans l’exemple ci-dessous, qui exprime toujours « le rejet indigné d’une hypothèse »16 l’emphase sur la 1re personne n’est pas exprimée par le pronom moi ; elle ressort de l’opposition entre la 1re et la 3e personne :

Que je passe mon dimanche à astiquer la maison pendant qu’il fait le joli coeur!

(Martinet éd. 1997 : 121)

L’hypothèse que le locuteur B rejette peut également se rapporter à un fait passé, que le locuteur A présente comme accompli par B :

Moi, que j’aie fait cela! (in Grevisse 1993 :1269)

[Je suis scandalisé par le fait que vous ayez pu croire pareille chose!]

Parfois, l’intervention réactive de B se rapporte à un fait – évoqué dans une première intervention A – qui vise la 2e ou la 3e personne. Les exemples de ce type sont néanmoins très peu fréquents.

Alors, que toi, toi! tu prennes ces recherches au sérieux... [C’est incroyable!]

(Cocteau, in Béchade 1986 : 65) 17

Lui, qu’il se réveille à 5 heures?! [Tu plaisantes!] (ex. oral)18

15 Voir cet exemple au conditionnel cité par Mauger (1968 : 252) : Moi, j’aurais trahi ma parole! 16 Martinet (éd.) 1997 : 121. 17 Béchade parle, dans ce cas, d’une « éventualité refusée ». 18 À comparer avec Lui, accepter une pareille proposition! (in Cristea 1979 : 71).

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Lui, qu’il s’abaisse ainsi (in Cohen 1965 : 51)

b) Intervention monologale à structure dialogique

Dans les textes narratifs, l’équivalent de l’intervention initiative d’un locuteur A est représenté par la description – faite par le narrateur – d’une situation concernant certain personnage. Nous reprenons ici un exemple de La Fontaine qui est souvent cité, mais toujours sans cotexte antérieur (discours du narrateur qui décrit la situation) ; d’habitude on ne cite que la phrase subjonctive.

Après quelques moments l’appétit vint ; l’oiseau S’approchant du bord vit sur l’eau Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures. Le mets ne lui plut pas : il s’attendait à mieux,

Et montrait un goût dédaigneux, Comme le rat du bon Horace. «Moi, des tanches? dit-il, moi, héron, que je fasse Une si pauvre chère? Et pour qui me prend-on?»19

19 Ici, l’époque est indéterminée, comme si l’on employait un infinitif (Moi, faire une si pauvre chère!) ou un nom d’action (Une si pauvre chère pour moi!) (cf. Bonnard : 5857). À propos de la même phrase subjonctive, le Goffic (1993 :128) donne l’exemple suivant : « La Fontaine aurait pu écrire Moi, héron, faire une si pauvre chère! ».

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L’énonciateur interprète le contenu évoqué par lui-même dans le cotexte qui précède comme une hypothèse irréelle, d’où sa protestation indignée, le refus d’accepter cette hypothèse.

CONCLUSION

Nous nous sommes proposé de décrire l’emploi du subjonctif dans les phrases indépendantes, en essayant de définir, à partir d’un répertoire d’exemples aussi riche que possible, les conditions qui régissent son fonctionnement discursif.

Sans avoir l’ambition de l’exhaustivité, nous espérons avoir contribué à mieux éclairer les emplois du subjonctif indépendant en fonction de tous les facteurs qui jouent dans ces cas, et qui se situent au carrefour de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique.

La plupart des grammaires signalent trois types d’emplois du subjonctif dans les phrases indépendantes : le subjonctif optatif ou de souhait, le subjonctif injonctif ou jussif et le subjonctif exclamatif. Dans la classification que nous venons de proposer, on retrouve ces emplois, regroupés dans deux grandes classes, correspondant à deux types de situations, à savoir le subjonctif non polémique et le subjonctif polémique ; cette distinction nous semble adéquate pour rendre compte des emplois du subjonctif indépendant dans le cadre des interactions discursives.

Le subjonctif non polémique assure essentiellement des fonctions illocutoires, paraphrasables par des verbes performatifs, tout en étant intégré dans des échanges où il peut assumer une fonction initiative, réactive-initiative ou réactive ; il peut apparaître aussi dans certaines séquences latérales (ex. le subjonctif d’atténuation). Le subjonctif non polémique exprime un fait virtuel envisagé par l’énonciateur lui-même en tant que tel : c’est pourquoi nous avons parlé dans ce cas d’une virtualité assumée. L’énonciateur envisage le passage

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du virtuel à l’actuel comme une possibilité qu’il souhaite voir se réaliser (modalité optative, désidérative), comme une nécessité ou comme une obligation imposée au destinataire par la volonté du locuteur (modalité injonctive, volitive) ou par une contrainte extérieure (modalité déontique), ou encore comme une simple supposition. Et il faudrait ajouter aussi la modalité affective qui colore, dans tous les cas, les énoncés subjonctifs.

La plupart des cas envisagés par les grammaires se rattachent à ce premier type de structures (subjonctif non polémique – optatif ou injonctif). Dans la presque totalité des cas, les exemples cités sont des phrases isolées, hors contexte. En fait, il n’est pas toujours besoin de décrire de façon détaillée le cotexte ou le contexte situationnel, puisque la phrase contient, en principe, toutes les instructions permettant l’interprétation du subjonctif comme optatif ou injonctif. De façon générale, la distinction optatif / injonctif est basée sur l’opposition action [-Contrôlable] / [+ Contrôlable]. Cependant, dans certains cas il devient assez difficile de déceler avec précision la nuance exprimée par la phrase subjonctive, les limites entre les modalités optative et injonctive étant parfois assez floues, comme nous avons pu le constater ; l’interprétation ne peut se faire qu’en fonction du cotexte / contexte.

Le subjonctif que nous avons appelé polémique assume essentiellement des fonctions interlocutives : il exprime l’accord ou le désaccord, la phrase subjonctive comportant une reprise et une mise en discussion. L’énonciateur exprime sa propre interprétation des faits, sa réaction, le plus souvent émotionnelle, vis-à-vis de la situation en cause. Il considère le fait envisagé par un premier locuteur A comme une virtualité à laquelle il n’adhère pas : nous avons parlé, dans ces cas, d’une virtualité non assumée, et nous avons insisté sur la nécessité de présenter ce type d’énoncés subjonctifs intégrés dans une formation discursive plus large (échange ou séquence textuelle).

Ayant considéré le subjonctif indépendant dans ses rapports avec la modalité d’énonciation, nous avons pu remarquer qu’il se prête tout particulièrement aux emplois se rattachant aux fonctions expressive et conative, centrées sur les participants à la communication. Le subjonctif optatif apparaît dans des phrases exclamatives, que certains auteurs appellent même optatives, et le subjonctif injonctif – dans des phrases injonctives, où il se trouve en relation avec le mode impératif. L’emploi du subjonctif dans la phrase assertive «polémique» n’est qu’un procédé de modalisation. Le subjonctif est souvent employé dans des énoncés exclamatifs, qui expriment une attitude subjective de l’énonciateur vis-à-vis d’une situation évoquée antérieurement. Pour ce qui est des phrases interrogatives, on peut remarquer que le subjonctif indépendant ne peut pas apparaître dans une interrogation initiative ; il apparaît cependant dans des phrases interrogatives constituant des interventions réactives, et qui sont en fait des interrogations-exclamations à fonction interactive.

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Nous avons également constaté que le subjonctif indépendant apparaît dans des textes / discours essentiellement dialogaux et dialogiques. Le fonctionnement du subjonctif dit « autonome » est lié au « discours », aux échanges, ce qui est à mettre en rapport avec les modalités d’énonciation spécifiques pour les emplois de ce mode qui vise à l’expression directe de la subjectivité du locuteur. Le subjonctif indépendant a, dirons-nous, une vocation essentiellement dialogique.

Tout en étant moins fréquent que le subjonctif employé dans les subordonnées, ce subjonctif n’en est pas moins vivant – et c’est précisément ce subjonctif « vivant » que nous avons essayé de surprendre dans toute la complexité de ses emplois.

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