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7/28/2019 Basarab Nicolescu, La transdisciplinarit, manifeste
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BASARAB NICOLESCU
LA TRANSDISCIPLINARIT
Manifeste
DITIONS DU ROCHER
Jean-Paul Bertrand
Editeur
Collection " Transdiscipl inar i t"
1996
Basarab Nicolescu
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LA TRANSDISCIPLINARIT
Manifeste
Sommaire
Pour viter tout malentendu
Demain il sera trop tard
Grandeur et dcadence du scientisme
Physique quantique et niveaux de RalitUn bton a toujours deux bouts
L'mergence de la pluralit complexe
Une nouvelle vision du monde : la transdisciplinarit
Transdisciplinarit et unit ouverte du monde
Mort et rsurrection de la Nature
Homo sui transcendentalis
Techno-Nature et cyberespace
Fminisation sociale et dimension potique de l'existenceDu culte de la personnalit
Science et culture : au del des deux cultures
Le transculturel et le miroir de l'Autre
La transdisciplinarit - dviance et drives
Rigueur, ouverture et tolrance
Attitude transreligieuse et prsence du sacr
Evolution transdisciplinaire de l'ducation
Vers un nouvel humanisme : le transhumanisme
Annexe
Charte de la Transdisciplinarit (Charter of Transdisciplinarity)
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POUR VITER TOUT MALENTENDU
Un mot dune beaut virginale, nayant pas encore subi lusure du temps, se rpand
actuellement un peu partout dans le monde, comme une explosion de vie et de sens.
Ce mot difficilement prononable - transdisciplinarit - peine connu il y a quelques
annes, a t et reste trs souvent confondu avec deux autres mots relativement rcents :
pluridisciplinarit et interdisciplinarit.
Apparu il y a trois dcennies, presque simultanment, dans les travaux de chercheurs
aussi divers que Jean Piaget, Edgar Morin, Eric Jantsch et bien dautres, ce terme a t
invent lpoque pour traduire le besoin dune transgression jubilatoire des frontires entre
les disciplines, surtout dans le domaine de lenseignement, dun dpassement de la pluri et de
linterdisciplinarit.
Aujourdhui, lapproche transdisciplinaire est redcouverte, dvoile, utilise une
vitesse foudroyante, consquence dun accord de ncessit avec les dfis sans prcdent du
monde trouble qui est le ntre.
Il ny a pas si longtemps, on proclamait la mort de lhomme et la fin de lHistoire.
Lapproche transdisciplinaire nous fait dcouvrir la rsurrection du sujet et le dbut dune
nouvelle tape de notre histoire. Les chercheurs transdisciplinaires apparaissent de plus enplus comme redresseurs de lesprance.
Ce dveloppement acclr de lapproche transdisiciplinaire est naturellement
accompagn, comme dans tout nouveau mouvement dides, du danger de multiples drives :
la drive marchande, la drive de recherche de nouveaux moyens de domination de lautre,
quand ce nest, tout simplement, la tentative de verser du nant dans du vide, par ladoption
dun slogan "bon ton" vid de tout contenu.
Ayant contribu moi-mme au dveloppement actuel de la transdisciplinarit, par la
rflexion et par laction, avec mes propres comptences de physicien quantique passionn par
le rle de la science dans la culture daujourdhui, je ressens un besoin urgent de tmoigner.
Si jai choisi, suivant le conseil de nombreux amis en France et en dautres pays, la
forme dun manifeste, ce nest pas pour cder la tentation drisoire de llaboration dune
nouvelle "table des commandements" ou de lannonce de la dcouverte dun remde miracle
tous les maux du monde. La forme axiomatique dun manifeste travers lextraordinaire
diversit culturelle, historique, religieuse et politique des diffrents peuples de cette Terre
permet la comprhension intuitive de ce qui pourrait tre incomprhensible ou inaccessible
dans mille traits savants sur le mme sujet. Les deux ou trois manifestes qui ont eu un impact
plantaire, ont russi rsister lpreuve du temps grce justement ce caractre
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axiomatique. La transdisciplinarit, ayant de par sa propre nature un caractre plantaire,
requiert, son tour, lexistence dun manifeste.
Une dernire prcision simpose. Il est vrai que jai pleinement contribu plusieurs
entreprises transdisciplinaires collectives comme, par exemple, la fondation du Centre
International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires (CIRET, Paris) ou llaboration de
la Charte de la Transdisciplinarit, adopte lors du Premier Congrs Mondial de la
Transdisciplinarit (Convento da Arrbida, Portugal, novembre 1994). Nanmoins, le prsent
manifeste est crit en mon propre nom et il nengage que ma propre conscience.
Je ddie ce manifeste tous les hommes et toutes les femmes qui croient encore, malgr
tout et contre tout, au del de tout dogme et de toute idologie, un projet davenir.
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DEMAIN IL SERA TROP TARD
Deux vraies rvolutions ont travers ce sicle : la rvolution quantique et la rvolution
informatique.
La rvolution quantique pourrait changer radicalement et dfinitivement notre vision du
monde. Et, pourtant, depuis le dbut du XXme sicle rien ne se passe. Les massacres des
humains par les humains augmentent sans cesse. Lancienne vision reste matre de ce monde.
Do vient cet aveuglement ? Do vient ce dsir perptuel de faire du nouveau avec de
lancien ? La nouveaut irrductible de la vision quantique reste la possession dune toute
petite lite de scientifiques de pointe. La difficult de transmission dun nouveau langage
hermtique - le langage mathmatique - est, certes, un obstacle considrable. Mais il nes t pas
infranchissable. Do vient ce mpris de la Nature, que lon prtend, sans aucun argument
srieux, muette et impuissante sur le plan du sens de notre vie ?
La rvolution informatique, qui se passe sous nos yeux merveills et inquiets, pourrait
mener une grande libration du temps, consacr ainsi notre vie et non pas, comme pour la
plupart des tres sur cette Terre, notre survie. Elle pourrait mener un partage de
connaissances entre tous les humains, prlude une richesse plantaire partage. Mais, l
aussi, rien ne se passe. Les marchands sempressent de coloniser le cyberespace et desprophtes sans nombre ne nous parlent que des dangers imminents. Pourquoi sommes-nous si
inventifs, en toute situation, dbusquer tous les dangers possibles et imaginables, mais si
pauvres quand il sagit de proposer, de construire, de btir, de faire merger ce qui est
nouveau et positif, non pas dans un avenir lointain mais dans le prsent, ici et maintenant ?
La croissance contemporaine des savoirs est sans prcdent dans lhistoire humaine.
Nous avons explor des chelles autrefois inimaginables : de linfiniment petit linfiniment
grand, de linfiniment bref linfiniment long. La somme des connaissances sur lUnivers et
les systmes naturels, accumules pendant le XXme sicle, dpasse de loin tout ce qui a pu
tre connu pendant tous les autres sicles runis. Comment se fait-il que plus nous
connaissons de quoi nous sommes faits, moins nous comprenons qui nous sommes ?
Comment se fait-il que la prolifration acclre des disciplines rend de plus en plus illusoire
toute unit de la connaissance ? Comment se fait-il que plus nous connaissons lunivers
extrieur, plus le sens de notre vie et de notre mort est repouss dans linsignifiance, voire
labsurdit ? Latrophie de ltre intrieur serait-elle le prix payer pour la connaissance
scientifique ? Le bonheur individuel et social, que le scientisme nous promettait, sloigne
indfiniment comme un mirage.
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On nous dira que lhumanit a toujours t en crise et quelle a toujours trouv les
moyens de sen sortir. Cette affirmation tait vraie autrefois. Aujourdhui elle quivaut un
mensonge.
Car, pour la premire fois de son histoire, lhumanit a la possibilit de sautodtruire,
entirement, sans aucune possibilit de retour.
Cette autodestruction potentielle de notre espce a une triple dimension : matrielle,
biologique et spirituelle.
A lre de la raison triomphante, lirrationnel est plus agissant que jamais.
Les armes nuclaires accumules sur la surface de notre plante peuvent la dtruire
entirement plusieurs fois, comme si une seule fois ntait pas suffisant. La guerre molle
remplace la guerre froide. Hier les armes taient jalousement gardes par quelques puissances,
aujourdhui on se promne avec leurs pices dtaches sous le bras dun point de la plante
un autre et demain elles seront la disposition de nimporte quel tyranneau. Par quel miracle
de la dialectique pense-t-on toujours la guerre en parlant de la paix ? Do vient la fol ie
meurtrire de ltre humain ? Do vient sa mystrieuse et immense capacit doubli ? Des
millions de morts pour rien, sous nos yeux blass, aujourdhui, au nom des idologies
passagres et des conflits sans nombre dont la motivation profonde nous chappe.
Pour la premire fois de son histoire, ltre humain peut modifier le patrimoine
gntique de notre espce. En l'absence dune nouvelle vision du monde, cette fuite en avant
quivaut une autodestruction biologique potentielle. Nous navons pas avancdun pouce
sur les grandes questions mtaphysiques mais nous nous permettons dintervenir dans lestrfonds de notre tre biologique. Au nom de quoi ?
Assis sur notre chaise nous pouvons voyager la vitesse limite permise par la Nature -
la vitesse de la lumire. La taille de la Terre se rduit progressivement un point - le centre de
notre conscience. Par un mariage insolite entre notre propre corps et la machine informatique,
nous pouvons modifier volont nos sensations jusqu crer une ralit virtuelle,
apparemment plus vraie que la ralit de nos organes des sens. Un instrument de manipulation
des consciences lchelle plantaire est ainsi n, imperceptiblement. Entre des mains
immondes, cet instrument peut mener lautodestruction spirituelle de notre espce.
Cette triple autodestruction potentielle - matrielle, biologique et spirituelle - est, certes,
le produit dune technoscience aveugle mais triomphante, nobissant qu limplacable
logique de lefficacit pour lefficacit. Mais comment demander un aveugle de voir ?
Paradoxalement, tout est en place pour notre autodestruction, mais tout est en place
aussi pour une mutation positive comparable aux grands tournants de lHistoire. Le dfi
dautodestruction a sa contrepartie desprance dautonaissance. Le dfi plantaire de la mort
a sa contrepartie dune conscience visionnaire, transpersonnelle et plantaire, qui se nourrit de
la croissance fabuleuse du savoir. Nous ne savons pas de quel ct va pencher la balance.
Cest pourquoi il faut agir vite, maintenant. Car demain il sera trop tard.
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GRANDEUR ET DCADENCE DU SCIENTISME
Lesprit humain a t hant, depuis la nuit des temps, par lide de lois et dordre, qui
donnent un sens lUnivers o nous vivons et notre propre vie. Les a nciens ont invent
ainsi la notion mtaphysique, mythologique et mtaphorique de cosmos. Ils saccommodaient
trs bien une Ralit multidimensionnelle, peuple dentits diffrentes, des hommes aux
dieux, en passant ventuellement par toute une srie dintermdiaires. Ces diffrentes entits
vivaient dans leur propre monde, rgi par ses propres lois, mais elles taient relies par des
lois cosmiques communes engendrant un ordre cosmique commun. Les dieux pouvaient ainsi
intervenir dans les affaires des hommes, les hommes taient parfois limage des dieux et
tout avait un sens, plus ou moins cach, mais tout de mme un sens.
La science moderne est ne dune rupture brutale avec lancienne vision du monde. Elle
est fonde sur lide, surprenante et rvolutionnaire pour lpoque, dune sparation totale
entre le sujet connaissant et la Ralit, suppose tre compltement indpendante du sujet qui
lobserve. Mais, en mme temps, la science moderne se donnait trois postulats fondamentaux,
qui prolongeaient, un degr suprme, sur le plan de la raison, la qute de lois et de lordre :
1. Lexistence des lois universelles, de caractre mathmatique.
2. La dcouverte de ces lois par lexprience scientifique.3. La reproductibilit parfaite des donnes exprimentales.
Un langage artificiel, diffrent du langage de la tribu - les mathmatiques - tait ainsi
lev, par Galile, au rang de langage commun entre Dieu et les hommes.
Les succs extraordinaires de la physique classique, de Galile, Kepler et Newton
jusqu Einstein, ont confirm la justesse de ces trois postulats. En mme temps, ils ont
contribu linstauration dun paradigme de la simplicit, qui est devenu prdominant au
seuil du XIXme sicle. La physique classique est parvenue btir, au cours de deux sicles,
une vision du monde apaisante et optimiste prte accueillir, sur le plan individuel et social,
le surgissement de lide deprogrs.
La physique classique est fonde sur lide de continuit, en accord avec lvidence
fournie par les organes des sens : on ne peut pas passer dun point lautre de lespace et du
temps sans passer par tous les points intermdiaires. De plus, les physiciens avaient dj
leur disposition un appareil mathmatique fond sur la continuit : le calcul infinitsimal de
Leibniz et Newton.
Lide de continuit est intimement lie un concept-cl de la physique classique : la
causalit locale. Tout phnomne physique pouvait tre compris par un enchanement continu
de causes et deffets : chaque cause un point donn correspond un effet un point
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infiniment proche et chaque effet un point donn correspond une cause un point
infiniment proche. Ainsi deux points spars par une distance, fut-elle infinie, dans lespace et
dans le temps, sont nanmoins relis par un enchanement continu de causes et deffets : on
na point besoin dune quelconque action directe distance. La causalit plus riche des
anciens, comme par exemple celle dAristote, tait rduite un seul de ces aspects : la
causalit locale. Une causalit formelle ou une causalit finale navait plus sa place dans la
physique classique. Les consquences culturelles et sociales dune telle amputation, justifie
par les succs de la physique classique, sont incalculables. Mme aujourdhui ceux,
nombreux, qui nont pas de connaissances pointues de philosophie, considrent comme une
vidence indiscutable lquivalence entre "la causalit" et "la causalit locale", tel point que
ladjectif "locale" est, dans la plupart des cas, omis.
Le concept de dterminisme pouvait faire ainsi son entre triomphante dans lhistoire
des ides. Les quations de la physique classique sont telles que, si on connat les positions et
les vitesses des objets physiques un moment donn, on peut prdire leurs positions et leurs
vitesses nimporte quel autre moment du temps. Les lois de la physique classique sont des
lois dterministes. Les tats physiques tant des fonctions de positions et de vitesses, il en
rsulte que si lon prcise les conditions initiales (ltat physique un moment donn du
temps) on peut prdire compltement ltat physique nimporte quel autre moment donn
du temps.
Il est bien vident que la simplicit et la beaut esthtique de tels concepts - continuit,
causalit locale, dterminisme - si opratifs dans la Nature, aient fascin les plus grandsesprits de ces quatre derniers sicles, le ntre inclus.
Il restait un pas franchir qui ntait plus de nature scientifique mais de nature
philosophique et idologique : proclamer la physique reine des sciences. Plus prcisment,
tout rduire la physique, le biologique et le psychique napparaissant que comme des tapes
volutives dun seul et mme fondement. Ce pas a t facilit par les avances indiscutables
de la physique. Ainsi est ne lidologie scientiste qui est apparue comme une idologie
davant-garde et qui a connu un extraordinaire essor au XIXme sicle.
En effet, des perspectives inoues souvraient devant lesprit humain.
Si lUnivers ntait quune machine parfaitement rgle et parfaitement prvisible, Dieu
pouvait tre relgu au statut de simple hypothse, non ncessaire pour expliquer le
fonctionnement de lUnivers. LUnivers tait soudainement dsacralis et la transcendance de
lUnivers repousse dans les tnbres de lirrationnel et de la superstition. La Nature soffrait
comme une amante lhomme, pour tre pntre dans ses trfonds, domine, conquise. Sans
tomber dans la tentation dune psychanalyse du scientisme, force est de constater que les
crits scientistes du XIXme sicle concernant la Nature abondent en allusions sexuelles des
plus dbrides. Faut-il stonner que la fminit du monde ait t nglige, bafoue, oublie
dans une civilisation fonde sur la conqute, la domination, lefficacit tout prix ? Comme
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un effet pervers, mais invitable, la femme est gnralement condamne jouer un rle
mineur dans lorganisation sociale.
Dans leuphorie scientiste de lpoque il tait tout naturel de postuler, comme Marx et
Engels lont fait, lisomorphisme entre les lois conomiques, sociales, historiques et les lois
de la Nature. Toutes les ides marxistes sont fondes en dernire analyse sur les concepts
issus de la physique classique : continuit, causalit locale, dterminisme, objectivit.
Si lHistoire se soumet, comme la Nature, des lois objectives et dterministes, on peut
faire table rase du pass, par une rvolution sociale ou par tout autre moyen. En effet, tout ce
qui compte est le prsent, en tant que condition initiale mcanique. En imposant certaines
conditions initiales sociales bien dtermines, on peut prdire dune manire infaillible
lavenir de lhumanit. Il suffit que les conditions initiales soient imposes au nom du bien et
du vrai -par exemple, au nom de la libert, de lgalit et de la fraternit - pour btir la socit
idale. Lexprience a t faite lchelle plantaire, avec les rsultats que nous connaissons.
Combien de millions de morts pour quelques dogmes ? Combien de souffrances au nom du
bien et du vrai ? Comment se fait-il que des ides, si gnreuses leur origine, se soient
transformes en leurs contraires ?
Sur le plan spirituel, les consquences du scientisme ont t aussi considrables. Une
connaissance digne de ce nom ne peut tre que scientifique, objective. La seule Ralit digne
de ce nom est, bien entendu, la Ralit objective, rgie par des lois objectives. Toute
connaissance autre que scientifique est repousse dans lenfer de la subjectivit, tolre tout
au plus en tant quornement ou rejete avec mpris en tant que fantasme, illusion, rgression,produit de limagination. Le mot mme de "spiritualit" devient suspect et son usage
pratiquement abandonn.
Lobjectivit, rige en critre suprme de vrit, a eu une consquence invitable : la
transformation du sujet en objet. La mort de lhomme, qui annonce tant dautres morts, est le
prix payer pour une connaissance objective. Ltre humain devient objet - objet de
lexploitation de lhomme par lhomme, objet dexpriences didologies qui se proclament
scientifiques, objet dtudes scientifiques pour tre dissqu, formalis et manipul.
Lhomme-Dieu est un homme-objet dont la seule issue est de sautodtruire. Les deux
massacres mondiaux de ce sicle, sans compter les multiples guerres locales qui ont fait, elles
aussi, dinnombrables cadavres, ne sont que le prlude dune autodestruction lchelle
plantaire. Ou, peut-tre, dune autonaissance.
Au fond, au del de limmense espoir quil a soulev, le scientisme nous a lgu une
ide persistante et tenace : celle de lexistence dun seul niveau de Ralit, o la seule
verticalit concevable est celle de la station debout sur une terre rgie par la loi de la
gravitation universelle.
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PHYSIQUE QUANTIQUE ET NIVEAUX DE RALIT
Par une de ces concidences tranges, dont lHistoire possde les secrets, la mcanique
quantique, la premire guerre mondiale et la rvolution russe surgirent pratiquement en mme
temps. Violence et massacres sur le plan du visible et rvolution quantique sur le plan de
linvisible. Comme si les spasmes visibles de lancien monde taient accompagns de
lapparition discrte, peine perceptible, des premiers signes du nouveau monde. Les dogmes
et les idologies qui ont ravag le XXme sicle taient issus de la pense classique, fonde
sur les concepts de la physique classique. Une nouvelle vision du monde allait ruiner les
fondements dune pense qui nen finit de finir.
Juste au seuil du XXme sicle, Max Planck, fut confront un problme de physique,
dapparence innocente, comme tous les problmes de physique. Mais, pour le rsoudre, il fut
conduit une dcouverte qui provoqua en lui, selon son propre tmoignage, un vritable
drame intrieur. Car il tait devenu le tmoin de lentre de la discontinuit dans le domaine
de la physique. Selon la dcouverte de Planck, lnergie a une structure discrte, discontinue.
Le "quantum" de Planck, qui a donn son nom la mcanique quantique, allait rvolutionner
toute la physique et changer en profondeur notre vision du monde.
Comment comprendre la vraie discontinuit, cest--dire imaginer quentre deux pointsil ny a rien, ni objets, ni atomes, ni molcules, ni particules, juste rien ? L o notre
imagination habituelle prouve un immense vertige, le langage mathmatique, fond sur un
autre type dimaginaire, nprouve aucune difficult. Galile avait raison - le langage
mathmatique est dune autre nature que le langage humain de tous les jours.
Mettre en question la continuit revient mettre en question la causalit locale et ouvrir
ainsi une redoutable bote de Pandore. Les fondateurs de la mcanique quantique - Planck,
Bohr, Einstein, Pauli, Heisenberg, Dirac, Schrdiger, Born, de Broglie et quelques autres, qui
avaient aussi une solide culture philosophique, taient pleinement conscients de lenjeu
culturel et social de leurs propres dcouvertes. Cest pourquoi ils avanaient avec une grande
prudence, au prix de polmiques acharnes. Mais, en tant que scientifiques, ils durent
sincliner, quelles que fussent leurs convictions religieuses ou phi losophiques, devant les
vidences exprimentales et lautoconsistance thorique.
Ainsi commena un extraordinaire Mahabharata moderne, qui allait traverser le
XXme sicle jusqu nos jours.
Pour clairer la mthodologie de la transdisciplinarit, l'auteur est oblig, pendant deux
ou trois chapitres, de faire tat des rsultats quelque peu abstraits de la physique quantique. Le
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lecteur est donc invit traverser quelques considrations thoriques avant d'entrer dans le vif
du sujet.
Le formalisme de la mcanique quantique et, ensuite, celui de la physique quantique
(qui prit son essor aprs la deuxime guerre mondiale, avec la construction des grands
acclrateurs de particules), essayrent, certes, de sauvegarder la causalit locale, telle que
nous la connaissons lchelle macrophysique. Mais, il tait vident, ds le dbut de la
mcanique quantique, quun nouveau type de causalit devait tre prsent lchelle
quantique, lchelle de linfiniment petit et linfiniment bref. Une quantit physique a, selon la
mcanique quantique, plusieurs valeurs possibles, affectes de probabilits bien dtermines.
Mais dans une mesure exprimentale on obtient, bien videmment, un seul rsultat pour la
quantit physique en question. Cette abolition brusque de la pluralit des valeurs possibles
dune "observable" physique, par lacte de mesure, avait une nature obscure mais elle
indiquait clairement lexistence dun nouveau type de causalit.
Sept dcennies aprs la naissance de la mcanique quantique, la nature de ce nouveau
type de causalit a t claircie grce un rsultat thorique rigoureux - le thorme de Bell -
et des expriences dune grande prcision. Un nouveau concept faisait ainsi son entre dans
la physique : la non-sparabilit. Dans notre monde habituel, macrophysique, si deux objets
interagissent un moment donn et ensuite sloignent, ils interagissent, bien videmment, de
moins en moins. Pensons deux amants obligs de se sparer, lun dans une galaxie, lautre
dans une autre galaxie. Normalement, leur amour doit se faner et finir par disparatre.
Dans le monde quantique les choses se passent autrement. Les entits quantiquescontinuent dinteragir quel que soit leur loignement. Cela semble contraire nos lois
macrophysiques. Linteraction prsuppose un lien, un signal et ce signal a, selon la thorie de
la relativit dEinstein, une vitesse limite : la vitesse de la lumire. Les interactions quantiques
franchissent-elles ce mur de la lumire ? Oui, si on insiste garder, tout prix, la causalit
locale, au prix dabolir la thorie de la relativit. Non, si lon accepte lexistence dun
nouveau type de causalit - une causalit globale qui concerne le systme de toutes les
entits physiques, dans leur ensemble. Aprs tout, ce concept nest pas si surprenant dans la
vie de tous les jours. Une collectivit - famille, entreprise, nation - est toujours plus que la
simple somme de ses parties. Un mystrieux facteur dinteraction, non rductible aux
proprits des diffrents individus, est toujours prsent dans les collectivits humaines mais
nous le rejetons toujours dans lenfer de la subjectivit. Et force est de reconnatre que nous
sommes loin, trs loin de la non-sparabilit humaine sur notre petite terre.
En tout cas, la non-sparabilit quantique ne met pas en doute la causalit elle-mme,
mais une de ses formes : la causalit locale. Elle ne met pas en doute lobjectivit scientifique
mais une de ses formes - lobjectivit classique, fonde sur la croyance de labsence de tout
connexion non-locale. Lexistence de corrlations non-locales largit le champ de la vrit, de
la Ralit. La non-sparabilit quantique nous dit quil y a dans ce monde, tout du moins
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une certaine chelle, une cohrence, une unit, des lois qui assurent lvolution de lensemble
des systmes naturels.
Un autre pilier de la pense classique - le dterminisme - allait, son tour, scrouler.
Les entits quantiques - les quantons - sont trs diffrents des objets de la physique
classique - les corpuscules et les ondes. Si lon veut tout prix les relier aux objets classiques,
on est oblig de conclure que les quantons sont la fois corpuscules et ondes ou, plus
prcisment, qu'ils ne sont ni particules ni ondes. Sil y a une onde il sagit plutt dune onde
de probabilit, qui nous permet de calculer la probabilit de ralisation dun tat final partir
dun certain tat initial.
Les quantons sont caractriss par une certaine extension de leurs attributs physiques,
comme, par exemple, leurs positions et leurs vitesses. Les clbres relations de Heisenberg
montrent, sans aucune ambigut, quil est impossible de localiser un quanton dans un point
prcis de lespace et dans un point prcis du temps. Autrement dit, il est impossible dassigner
une trajectoire bien dtermine une particule quantique. Lindterminisme rgnant
lchelle quantique est un indterminisme constitutif, fondamental, irrductible qui ne signifie
nullement hasard ou imprcision.
Lalatoire quantique nest pas le hasard.
Le mot "hasard" vient de larabe az-zahr qui veut dire "jeu de ds". Certes, il est
impossible de localiser une particule quantique ou de dire quel est latome qui se dsintgre
un moment prcis. Mais cela ne signifie nullement que lvnement quantique est un
vnement fortuit, d un jeu de ds (jou par qui ?) : tout simplement, les questionsformules nont pas de sens dans le monde quantique. Elles nont pas de sens parce quelles
prsupposent quil doit y avoir une trajectoire localisable, la continuit, la causalit locale.Au
fond, le concept de "hasard", comme celui de "ncessit", sont des concepts classiques.
Lalatoire quantique est la fois et hasard et ncessit ou, plus prcisment, ni hasard ni
ncessit. Lalatoire quantique est un alatoire constructif, qui a un sens - celui de la
construction de notre propre monde macrophysique. Une matire plus fine pntre une
matire plus grossire. Les deux coexistent, cooprent dans une unit qui va de la particule
quantique au cosmos.
Lindterminisme ne veut nullement dire "imprcision" si la notion de "prcision" nest
pas implicitement lie, dune manire peut-tre inconsciente, aux notions de trajectoires
localisables, continuit et causalit locale. Les prdictions de la mcanique quantique ont
toujours t, jusqu prsent, vrifies avec une grande prcision par dinnombrables
expriences. Mais cette prcision concerne les attributs propres aux entits quantiques, et non
pas ceux des objets classiques. Dailleurs, mme dans le monde classique la notion de
prcision vient dtre fortement remise en question par la thorie du "chaos". Une toute petite
imprcision des conditions initiales conduit des trajectoires classiques extrmement
divergentes au cours du temps. Le chaos sinstalle au sein mme du dterminisme. Les
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planificateurs de toutes sortes, les btisseurs de systmes idologiques, conomiques ou autres
peuvent-ils encore se retrouver dans un monde qui est la fois indterministe et chaotique ?
Limpact majeur culturel de la rvolution quantique est certainement la remise en cause
du dogme philosophique contemporain de lexistence dun seul niveau de Ralit.
Donnons au mot "ralit" son sens la fois pragmatique et ontologique.
Jentends par Ralit, tout dabord, ce qui rsiste nos expriences, reprsentations,
descriptions, images ou formalisations mathmatiques. La physique quantique nous a fait
dcouvrir que labstraction nest pas un simple intermdiaire entre nous et la Nature, un outil
pour dcrire la ralit, mais une des parties constitutives de la Nature. Dans la physique
quantique, le formalisme mathmatique est insparable de lexprience. Il rsiste, sa
manire, la fois par son souci dautoconsistance interne et son besoin dintgrer les donnes
exprimentales sans dtruire cette autoconsistance. Ailleurs aussi, dans la ralit dite
"virtuelle" ou dans les images de synthse, ce sont les quations mathmatiques qui rsistent :
la mme quation mathmatique donne naissance une infinit dimages. Les images sont en
germe dans les quations ou dans les sries de nombres. Labstraction fait donc partie
intgrante de la Ralit.
Il faut donner une dimension ontologique la notion de Ralit, dans la mesure o la
Nature participe de ltre du monde. La Nature est une immense et inpuisable source
dinconnu qui justifie lexistence mme de la science. La Ralit nest pas seulement une
construction sociale, le consensus dune collectivit, un accord intersubjectif. Elle a aussi une
dimension trans-subjective, dans la mesure ou un simple fait exprimental peut ruiner la plusbelle thorie scientifique. Hlas, dans le monde des tres humains, une thorie sociologique,
conomique ou politique continue dexister malgr de multiples faits qui la contredisent.
Il faut entendre parniveau de Ralit un ensemble de systmes invariant laction dun
nombre de lois gnrales : par exemple, les entits quantiques soumises aux lois quantiques,
lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. Cest dire que deux
niveaux de Ralit sont diffrents si, en passant de lun lautre, il y a rupture des lois et
rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalit). Personne na russi
trouver un formalisme mathmatique qui permet le passage rigoureux dun monde la utre.
Les glissements smantiques, les dfinitions tautologiques ou les approximations ne peuvent
remplacer un formalisme mathmatique rigoureux. Il y a mme de fortes indications
mathmatiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit
jamais impossible. Mais il ny a en cela rien de catastrophique. La discontinuit qui sest
manifeste dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de
Ralit. Cela nempche pas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre
existence. Nos corps ont la fois une structure macrophysique et une structure quantique.
Les niveaux de Ralit sont radicalement diffrents des niveaux dorganisation, tels
quils ont t dfinis dans les approches systmiques. Les niveaux dorganisation ne
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prsupposent pas une rupture des concepts fondamentaux : plusieurs niveaux dorganisation
appartiennent un seul et mme niveau de Ralit. Les niveaux dorganisation correspondent
des structurations diffrentes des mmes lois fondamentales. Par exemple, lconomie
marxiste et la physique classique appartiennent un seul et mme niveau de Ralit.
Lmergence dau moins deux niveaux de Ralit diffrents dans ltude des systmes
naturels est un vnement capital dans lhistoire de la connaissance. Elle peut nous conduire
repenser notre vie individuelle et sociale, donner une nouvelle lecture aux connaissances
anciennes, explorer autrement la connaissance de nous-mmes, ici et maintenant.
Lexistence des niveaux de Ralit diffrents a t affirme par diffrentes traditions et
civilisations, mais cette affirmation tait fonde soit sur des dogmes religieux soit sur
lexploration de lunivers intrieur.
Dans notre sicle, Husserl et quelques autres chercheurs, dans un effort dinterrogation
des fondements de la science, ont dcouvert lexistence des diffrents niveaux de perception
de la Ralit par le sujet-observateur. Mais ils ont t marginaliss par les philosophes
acadmiques et incompris par les physiciens, enferms dans leur propre spcialit. En fait, ils
taient des pionniers de lexploration dune ralit multidimensionnelle et multirfrentielle,
o ltre humain peut retrouver sa place et sa verticalit.
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UN BTON A TOUJOURS DEUX BOUTS
Le dveloppement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde
quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la thorie et de lexprience
scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-
A) : onde etcorpuscule, continuit etdiscontinuit, sparabilit etnon-sparabilit, causalit
locale et causalit globale, symtrie etbrisure de symtrie, rversibilit et irrversibilit du
temps, etc.
Par exemple, les quations de la physique quantique se soumettent un groupe de
symtries mais leurs solutions brisent ces symtries. Aussi, un groupe de symtrie est suppos
dcrire lunification de toutes les interactions physiques connues, mais cette symtrie doit tre
brise pour pouvoir dcrire la diffrence entre les interactions forte, faible, lectromagntique
et gravitationnelle.
Le problme de la flche du temps a toujours fascin les esprits. Notre niveau
macrophysique est caractris par lirrversibilit (la flche) du temps. Nous allons de la
naissance la mort, de la jeunesse la vieillesse. Linverse nest pas possible. La flche du
temps est associe lentropie, la croissance du dsordre. En revanche, le niveau
microphysique est caractris par linvariance temporelle (rversibilit du temps). Tout sepasse comme si, dans la plupart des cas, un film droul en sens inverse, produisait
exactement les mmes images que pendant le droulement en sens direct. Il y a, dans le
monde microphysique, quelques processus qui violent cette invariance temporelle. Les
exceptions sont intimement lies la naissance de lunivers, plus prcisment la
prdominance de la matire sur lantimatire. LUnivers est fait de matire et non pas
dantimatire, grce cette petite violation de linvariance temporelle.
Des efforts notables ont t entrepris pour introduire aussi une flche du temps au
niveau microphysique, mais, pour linstant, ces efforts nont pas abouti. La mcanique
quantique na pu tre remplace par une thorie plus prdictive. Nous devons nous habituer
la coexistence paradoxale de la rversibilit et de lirrversibilit du temps, un des aspects de
lexistence de diffrents niveaux de Ralit. Or, le temps est au centre de notre vie terrestre.
Il faut noter que le temps des physiciens est dj une approximation grossire du temps
des philosophes. Aucun philosophe na pu srieusement dfinir le moment prsent. "Quant au
temps prsent, sil tait toujours prsent, et quil ne passt point, ce ne serait plus un temps, ce
serait lternit. Si donc le temps nest temps que parce quil passe, comment peut -on dire
quil est, lui qui nest que parce quil est sur le point de ntre plus ; et donc il nest pas vrai
de dire que cest un temps, que parce quil tend au non-tre" - disait dj Saint-Augustin. Le
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temps prsent des philosophes est un temps vivant. Il contient en lui-mme et le pass et
lavenir, tout en ntant ni pass ni avenir. La pense est impuissante apprhender toute la
richesse du temps prsent.
Les physiciens abolissent la diffrence essentielle entre le prsent dun ct et le pass
et lavenir de lautre, en remplaant le temps par une banale ligne de temps o les points
reprsentent successivement et indfiniment les moments passs, prsents et futurs. Le temps
devient ainsi un simpleparamtre (au mme titre quune position dans lespace), qui peut tre
parfaitement compris par la pense et parfaitement dcrit sur le plan mathmatique. Au niveau
macrophysique cette ligne du temps est dote dune flche indiquant le passage du pass vers
lavenir. Cette ligne du temps, dote dune flche, est donc la fois une reprsentation
mathmatique simple et une reprsentation anthropomorphique. Le grand tonnement est de
constater que mme une reprsentation mathmatique, donc rigoureuse, du temps, en accord
avec linformation qui nous est fournie par nos organes de sens, est mise en doute par
lmergence du niveau quantique, en tant que niveau de Ralit diffrent du niveau
macrophysique. Le temps des physiciens garde-t-il malgr tout, une mmoire du temps vivant
des philosophes, grce lintervention toujours inattendue de la Nature ? Aprs tout, cette
coexistence paradoxale nest pas si surprenante quand nous nous rfrons notre exprience
de vie. Nous ressentons tous que notre temps de vie nest pas la vie de notre temps. La vie,
notre vie, est autre chose quun objet reprable dans lespace et dans le temps. Mais la
surprise est de constater quune trace de ce temps vivant se retrouve dans la Nature. La Nature
serait-elle non pas un livre mort, qui est notre disposition pour tre dchiffr, mais un livrevivant, en train de scrire ?
Le scandale intellectuel provoqu par la mcanique quantique consiste dans le fait que
les couples de contradictoires quelle a mis en vidence sont effectivement mutuellement
contradictoires quand ils sont analyss travers la grille de lecture de la logique classique.
Cette logique est fonde sur trois axiomes :
1.Laxiome didentit : A est A.
2.Laxiome de non-contradiction : A nest pas non-A.
3.Laxiome du tiers exclu : il nexiste pas un troisime terme T (T de "tiers
inclus") qui est la fois A et non-A.
Dans lhypothse de lexistence dun seul niveau de Ralit, le deuxime et le troisime
axiomes sont videmment quivalents. Le dogme dun seul niveau de Ralit, arbitraire
comme tout dogme, est tellement implant dans nos consciences que mme des logiciens de
mtier oublient de dire que ces deux axiomes sont en fait distincts, indpendants lun de
lautre.
Si on accepte nanmoins cette logique qui, aprs tout, a rgn pendant deux millnaires
et qui continue de dominer la pense daujourdhui, en particulier dans le domaine politique,
social et conomique, on arrive immdiatement la conclusion que les couples de
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contradictoires mis en vidence par la physique quantique sont mutuellement exclusifs, car on
ne peut affirmer en mme temps la validit dune chose et son contraire : A et non-A. La
perplexit engendre par cette situation est bien comprhensible : peut-on affirmer, si on est
sain desprit, que la nuit est le jour, le noirest le blanc, lhomme est la femme, la vie est la
mort ?
Le problme peut paratre de lordre de la pure abstraction, intressant quelques
logiciens, physiciens ou philosophes. En quoi la logique abstraite est-elle importante pour
notre vie de tous les jours ?
La logique est la science ayant pour objet dtude les normes de la vrit (ou de la
"validit", si le mot "vrit" est trop fort de nos jours). Sans norme, il ny a pas dordre. Sans
norme, il ny a pas de lecture du monde, et donc pas dapprentissage, de survie et de vie. Il
est donc clair que, dune manire souvent inconsciente, une certaine logique et mme une
certaine vision du monde se cachent derrire chaque action, quelle quelle soit - laction dun
individu, dune collectivit, dune nation, dun tat. Une certaine logique dtermine, en
particulier, la rgulation sociale.
Ds la constitution dfinitive de la mcanique quantique, vers les annes trente, les
fondateurs de la nouvelle science se sont pos avec acuit le problme dune nouvelle
logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une
floraison de logiques quantiques na pas tard se manifester. Lambition de ces nouvelles
logiques tait de rsoudre les paradoxes engendrs par la mcanique quantique et dessayer,
dans la mesure du possible, darriver une puissance prdictive plus forte quavec la logiqueclassique.
Par une concidence heureuse, cette floraison de logiques quantiques tait
contemporaine de la floraison de nouvelles logiques formelles, rigoureuses sur le plan
mathmatique, qui essayaient dlargir le champ de validit de la logique classique. Ce
phnomne tait relativement nouveau car, pendant deux millnaires, ltre humain a cru que
la logique tait unique, immuable, donne une fois pour toutes, inhrente son propre
cerveau.
Il y a pourtant une relation directe entre la logique et lenvironnement - environnement
physique, chimique, biologique, psychique, macro ou micro-sociologique. Or,
lenvironnement ainsi que le savoir et la comprhension, changent avec le temps. Donc, la
logique ne peut avoir quunfondement empirique. La notion dhistoire de la logique est trs
rcente - elle apparat au milieu du XIXme sicle. Peu de temps aprs apparat une autre
notion capitale : celle de lHistoire de lUnivers. Auparavant, lunivers, comme la logique,
tait considr comme ternel et immuable.
La plupart des logiques quantiques ont modifi le deuxime axiome de la logique
classique - laxiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction plusieurs
valeurs de vrit la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes,
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dont le statut est encore controvers quant leur pouvoir prdictif, nont pas pris en compte
une autre possibilit : la modification du troisime axiome - laxiome du tiers exclu.
Ce fut le mrite historique de Lupasco davoir montr que la logique du tiers inclus est
une vritable logique, formalisable et formalise, multivalente ( trois valeurs : A, non-A et
T) et non-contradictoire. Lupasco, comme Husserl, tait de la race des pionniers. Sa
philosophie, qui prend comme point de dpart la physique quantique, a t marginalise par
les physiciens et les philosophes. Curieusement, elle a eu en revanche un puissant impact,
quoique souterrain, parmi les psychologues, les sociologues, les artistes ou les historiens des
religions. Lupasco avait eu raison trop tt. Labsence de la notion de "niveaux de Ralit"
dans sa philosophie en obscurcissait peut-tre le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de
Lupasco violait le principe de non-contradiction - do le nom, un peu malheureux, de
"logique de la contradiction" - et qu'elle comportait le risque de glissements smantiques sans
fin. De plus, la peur viscrale dintroduire la notion de "tiers inclus", avec ses rsonances
magiques, na fait quaugmenter la mfiance l'gard d'une telle logique.
La comprhension de laxiome du tiers inclus - il existe un troisime terme T qui est
la fois A et non-A - sclaire compltement lorsque la notion de "niveaux de Ralit" est
introduite.
Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, reprsentons les trois termes de la
nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associs par un triangle don t lun des
sommets se situe un niveau de Ralit et les deux autres sommets un autre niveau de
Ralit. Si lon reste un seul niveau de Ralit, toute manifestation apparat comme une lutteentre deux lments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisime
dynamisme, celui de ltat T, s'exerce un autre niveau de Ralit, o ce qui apparat comme
dsuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparat contradictoire est
peru comme non-contradictoire.
Cest laprojection de T sur un seul et mme niveau de Ralit qui produit lapparence
des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et mme niveau de
Ralit ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature,
auto-destructeur, sil est spar compltement de tous les autres niveaux de Ralit. Un
troisime terme, disons T, qui est situ sur le mme niveau de Ralit que les opposs A et
non-A, ne peut raliser leur conciliation. La "synthse" entre A et non-A est plutt une
explosion dimmense nergie, comme celle produite par la rencontre entre la matire et
lantimatire. Entre les mains de marxistes-lninistes, la synthse hglienne apparaissait
comme le rsultat radieux dune succession sur le plan historique : socit primitive (thse) -
socit capitaliste (antithse) - socit communiste (synthse). Hlas, il sest mtamorphos
en son contraire. La chute inattendue de lempire sovitique tait en fait inscrite
inexorablement dans la propre logique du systme. Une logique nest jamais innocente. Elle
peut mme faire des millions de morts.
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Toute la diffrence entre une triade de tiers inclus et une triade hglienne sclaire par
la considration du rle du temps. Dans une triade de tiers inclus les trois termes coexistent au
mme moment du temps. En revanche, les trois termes de la triade hglienne se succdent
dans le temps. Cest pourquoi la triade hglienne est incapable de raliser la conciliation des
opposs, tandis que la triade de tiers inclus est capable de la faire. Dans la logique du tiers
inclus les opposs sont plutt des contradictoires : la tension entre les contradictoires btit
une unit plus large qui les inclut.
On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrs par la confusion assez
courante entre laxiome de tiers exclu et laxiome de non-contradiction. La logique du tiers
inclus est non-contradictoire, en ce sens que laxiome de non-contradiction est parfaitement
respect, condition quon largisse les notions de "vrai" e t "faux" de telle manire que les
rgles dimplication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes
(A, non-A et T), coexistant au mme moment du temps. C'est une logique formelle, au mme
titre que toute autre logique formelle : ses rgles se traduisent par un formalisme
mathmatique relativement simple.
On voit pourquoi la logique du tiers inclus nest pas simplement une mtaphore pour un
ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelques incursions aventureuses et
passagres dans le domaine de la complexit. La logique du tiers inclus est une logique de la
complexit et mme, peut-tre, sa logique privilgie dans la mesure o elle permet de
traverser, dune manire cohrente, les diffrents domaines de la connaissance.
La logique du tiers inclus nabolit pas la logique du tiers exclu : elle restreint seulementson domaine de validit. La logique du tiers exclu est certainement valide pour des situations
relativement simples, comme par exemple la circulation des voitures sur une autoroute :
personne ne songe introduire, sur une autoroute, un troisime sens par rapport au sens
permis et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans les cas
complexes, comme par exemple le domaine social ou politique. Elle agit, dans ces cas,
comme une vritable logique dexclusion : le bien ou le mal, la droite ou la gauche, les
femmes ou les hommes, les riches ou les pauvres, les blancs ou les noirs. Il serait rvlateur
dentreprendre une analyse de la xnophobie, du racisme, de lantismitisme ou du
nationalisme la lumire de la logique du tiers exclu. Il serait aussi trs instructif de passer les
discours des politiciens au crible de la mme logique.
La sagesse populaire exprime quelque chose de trs profond quand elle nous dit quun
bton a toujours deux bouts. Imaginons, comme dans le sketch Le bout du boutde Raymond
Devos (qui a dailleurs compris mieux que beaucoup de savants le sens du tiers inclus), qu'un
homme veuille, tout prix, sparer les deux bouts dun bton. Il va couper son bton et
sapercevoir quil a maintenant non pas deux bouts mais deux btons. Il va continuer de
couper de plus en plus nerveusement son bton mais tandis que les btons se multiplient sans
cesse, impossible de sparer les deux bouts !
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Sommes-nous, dans notre civilisation actuelle, dans la situation de lhomme qui voulait
absolument sparer les deux bouts de son bton ? A la barbarie de lexclusion du tiers rpond
lintelligence de linclusion. Car un bton a toujours deux bouts.
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LMERGENCE DE LA PLURALIT COMPLEXE
En mme temps que lmergence des niveaux diffrents de Ralit et des nouvelles
logiques (dont la logique du tiers inclus) dans ltude des systmes naturels, un troisime
facteur vient sajouter pour donner le coup de grce la vision classique du monde : la
complexit.
Au cours du XXme sicle, la complexit sinstalle partout, effrayante, terrifiante,
obscne, fascinante, envahissante, comme un dfi notre propre existence et au sens de notre
existence. Le sens semble phagocyt par la complexit dans tous les domaines de la
connaissance.
La complexit se nourrit de lexplosion de la recherche disciplinaire et, son tour, la
complexit dtermine lacclration de la multiplication des disciplines.
La logique binaire classique confre ses lettres de noblesse une discipline scientifique
ou non-scientifique. Grce ses normes de vrit, une discipline peut prtendre puiser
entirement le champ qui lui est propre. Si cette discipline est considre comme
fondamentale, comme la pierre de touche de toutes les autres disciplines, ce champ slargit
implicitement toute la connaissance humaine. Dans la vision classique du monde,
larticulation des disciplines tait considre comme pyramidale, la base de la pyramide tantreprsente par la physique. La complexit pulvrise littralement cette pyramide, provoquant
un vritable big bang disciplinaire.
Lunivers parcellaire disciplinaire est en pleine expansion de nos jours. Dune manire
invitable le champ de chaque discipline devient de plus en plus pointu, ce qui rend la
communication entre les disciplines de plus en plus difficile, voire impossible. Une ralit
multi-schizophrnique complexe semble remplacer la ralit unidimensionnelle simple de la
pense classique. Le sujet est pulvris son tour pour tre remplac par un nombre de plus
en plus grand de pices dtaches, tudies par les diffrentes disciplines. Cest le prix que le
sujet doit payer une connaissance dun certain type, qu'il instaure lui-mme.
Les causes du big bang disciplinaire sont multiples et elles pourraient faire lobjet de
plusieurs traits savants. Mais la cause fondamentale peut tre facilement dcele : le big
bang disciplinaire rpond aux ncessits dune technoscience sans freins, sans valeurs, sans
autre finalit que lefficacit pour lefficacit.
Ce big bang disciplinaire a dnormes consquences positives car il conduit
lapprofondissement sans prcdent des connaissances de lunivers extrieur et il contribue
ainsi volens nolens linstauration dune nouvelle vision du monde. Car un bton a toujours
deux bouts. Quand le balancier va trop loin dans un sens, son retour est inexorable.
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Dune manire paradoxale, la complexit sest installe au coeur mme de la forteresse
de la simplicit : la physique fondamentale. Certes, dans les ouvrages de vulgarisation on dit
que la physique contemporaine est une physique o rgne une merveilleuse simplicit
esthtique de lunification de toutes les interactions physiques par quelques "briques"
fondamentales - quarks, leptons ou messagers. Chaque dcouverte dune nouvelle brique,
prdite par cette thorie, est salue par lattribution dun prix Nobel et prsente comme un
triomphe de la simplicit qui rgne dans le monde quantique. Mais pour un physicien qui
pratique de lintrieur cette science, la situation apparat comme tant infiniment plus
complexe.
Les fondateurs de la physique quantique sattendaient ce que quelques particules
puissent dcrire, en tant que briques fondamentales, toute la complexit physique. Mais dj
vers 1960 ce rve sest croul : des centaines de particules ont t dcouvertes grce aux
acclrateurs de particules. Une nouvelle simplification fut propose par lintroduction du
principe du bootstrap dans les interactions fortes : il y a une sorte de "dmocratie" nuclaire,
toutes les particules sont aussi fondamentales les unes que les autres et une particule est ce
quelle est parce que toutes les autres particules existent la fois. Cette vision dauto-
consistancedes particules et de leurs lois dinteraction, fascinante sur le plan philosophique,
allait scrouler son tour par la complexit inoue des quations qui traduisaient cette
autoconsistance et limpossibilit pratique de trouver leurs solutions. Lintroduction de sous-
constituants des hadrons (particules interactions fortes) - les quarks - allait remplacer la
proposition du boostrap et introduire ainsi une nouvelle simplification dans le mondequantique. Cette simplification a conduit une simplification encore plus grande, qui domine
la physique des particules daujourdhui : la recherche de grandes thories dunification et de
superunification des interactions physiques. Mais, l aussi, la complexit na tard montrer
sa toute-puissance.
Par exemple, selon la thorie des supercordes en physique des particules, les
interactions physiques apparaissent comme tant trs simples, unifies et se soumettant
quelques principes gnraux si elles sont dcrites dans un espace-temps multidimensionnel et
une nergie fabuleuse, correspondant la masse dite de Planck. La complexit surgit au
moment du passage notre monde caractris fatalement par quatre dimensions et par des
nergies accessibles beaucoup plus petites. Les thories unifies sont trs puissantes au niveau
des principes gnraux mais elles sont assez pauvres dans la description de la complexit de
notre propre niveau. Quelques rsultats mathmatiques rigoureux indiquent mme que ce
passage dune seule et mme interaction unifie aux quatre interactions physiques connues est
extrmement difficile, voire impossible. Une foule de questions mathmatiques et
exprimentales, dune extraordinaire complexit, restent sans rponse. La complexit
mathmatique et la complexit exprimentale sont, dans la physique contemporaine,
insparables.
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Il est intressant de noter, en passant, que la thorie des supercordes a merg grce la
thorie des cordes qui, son tour, a fait son apparition grce lapproche du bootstrap. Dans
la thorie des cordes, les hadrons sont reprsents par des cordes vibrantes qui portent leurs
bouts des quarks et des antiquarks. Par exemple, un mson est reprsent par une corde ayant,
comme un bton, deux bouts : un quark et un antiquark. Il est impossible de sparer les deux
bouts dune corde : quand on coupe une corde on obtient non pas un quark et un antiquark
mais plusieurs cordes ayant toujours deux bouts. Si quelquun est obsd par la sparation des
deux bouts dune corde, il se heurte une impossibilit thorique qui porte le nom savant de
"confinement" : les quarks et les antiquarks restent emprisonns pour toujours lintrieur des
hadrons. Il faudrait une nergie infinie pour loigner et sparer compltement un quark et un
antiquark. Cette proprit paradoxale, mais nanmoins simple, cache, en fait une infinie
complexit de linteraction entre les particules quantiques. Les physiciens nont pas encore
trouv une dmonstration mathmatique rigoureuse du confinement des quarks.
La complexit se montre partout ailleurs, dans toutes les sciences exactes ou humaines,
dures ou molles. En biologie et en neurosciences par exemple, qui connaissent actuellement
un dveloppement rapide, chaque jour apporte davantage de complexit et nous allons ainsi
de surprise en surprise.
Le dveloppement de la complexit est particulirement frappant dans les arts. Par une
intressante concidence, lart abstrait apparat en mme temps que la mcanique quantique.
Mais, ensuite, un dveloppement de plus en plus chaotique semble prsider des recherches
de plus en plus formelles. Sauf quelques exceptions notables, le sens svanouit au profit de laforme. Le visage humain, si beau dans lart de la Renaissance, se dcompose de plus en plus
jusqu sa disparition totale dans labsurde et la laideur. Un art nouveau - lart lectronique -
surgit pour remplacer graduellement loeuvre esthtique par lacte esthtique. Dans lart,
comme ailleurs, le bton a toujours deux bouts.
La complexit sociale souligne, jusquau paroxysme, la complexit qui envahit tous les
domaines de la connaissance. Lidal de la simplicit dune socit juste, fonde sur une
idologie scientifique et la cration de "lhomme nouveau", sest croul sous le poids dune
complexit multidimensionnelle. Ce qui reste, fond sur la logique de lefficacit pour
lefficacit, nest pas mme de nous proposer autre chose que la "fin de lHistoire". Tout se
passe comme s' il ny avait plus de futur. Et sil ny a plus de futur, la saine logique nous dit
quil ny a plus de prsent. Le conflit entre la vie individuelle et la vie sociale sapprofondit
un rythme acclr. Et comment peut-on rver dune harmonie sociale fonde sur
lanantissement de ltre intrieur ?
Edgar Morin a raison lorsqu'il souligne sans cesse que la connaissance du complexe
conditionne unepolitique de civilisation.
La connaissance du complexe, pour quelle soit reconnue en tant que connaissance,
passe par une question pralable : la complexit dont nous parlons est-elle une complexit
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sans ordre, auquel cas sa connaissance naurait pas de sens ou cache-t-elle un nouvel ordre et
une simplicit dune nouvelle nature qui seraient justement lobjet de la nouvelle
connaissance ? Choisir ainsi entre une voie de perdition et une voie desprance.
La complexit est-elle cre par notre tte ou se trouve-t-elle dans la nature mme des
choses et des tres ? Ltude des systmes naturels nous donne une rponse partielle cette
question : et lune et lautre. La complexit dans la science est tout dabord la comp lexit des
quations et des modles. Elle est donc le produit de notre tte, qui est complexe de par sa
propre nature. Mais cette complexit est limage en miroir de la complexit des donnes
exprimentales, qui saccumulent sans cesse. Elle est donc aussi dans la nature des choses.
De plus, la physique et la cosmologie quantiques nous montrent que la complexit de
lUnivers nest pas la complexit dune poubelle, sans aucun ordre. Une cohrence
ahurissante rgne dans la relation entre linfiniment petit et linfiniment grand. Un seul terme
est absent dans cette cohrence : la bance du fini - la ntre. Le sujet reste trangement muet
dans la comprhension de la complexit. Et pour cause, car il a t proclam mort. Entre les
deux bouts du bton - simplicit et complexit - manque le tiers inclus : le sujet lui-mme.
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UNE NOUVELLE VISION DU MONDE - LA TRANDISCIPLINARIT
Le processus de dclin des civilisations est dune grande complexit et il plonge ses
racines dans la plus totale obscurit. Bien entendu, on peut trouver aprs coup de multiples
explications et rationalisations, sans parvenir dissiper le sentiment dun irrationnel agissant
au coeur mme de ce processus. Les acteurs dune civilisation bien dtermine, des grandes
masses aux grands dcideurs, mme sils prennent plus ou moins conscience du processus de
dclin, semblent impuissants arrter la chute de leur civilisation. Une chose est certaine : un
grand dcalage entre les mentalits des acteurs et les ncessits internes de dveloppement
dun type de socit, accompagne toujours la chute dune civilisation. Tout se passe comme si
les connaissances et les savoirs quune civilisation ne cesse daccumuler ne pouvaient tre
intgres dans ltre intrieur de ceux qui composent cette civilisation. Or, aprs tout, cest
ltre humain qui se trouve ou devrait se trouver au centre de toute civilisation digne de ce
nom.
La croissance sans prcdent des savoirs notre poque rend lgitime la question de
l'adaptation des mentalits ces savoirs. L'enjeu est de taille car l'extension continue de la
civilisation de type occidental l'chelle plantaire rendrait sa chute quivalente un incendie
plantaire sans commune mesure avec les deux premires guerres mondiales.Pour la pense classique il n'y a que deux solutions de sortie d'une situation de dclin :
la rvolution sociale ou le retour un suppos "ge d'or".
La rvolution sociale a dj t exprimente au cours du sicle qui s'achve et ses
rsultats ont t catastrophiques.L'homme nouveau n'tait qu'un homme creux et triste. Quels
que soient les amnagements cosmtiques que le concept de "rvolution sociale" ne tardera de
subir dans l'avenir, ils ne pourront pas effacer de notre mmoire collective ce qui a t
effectivement expriment.
Le retour l'ge d'orn'a pas encore t essay, pour la simple raison que l'ge d'or n'a
pas t retrouv. Mme si on suppose que cet ge d'or a exist dans des temps immmoriaux,
ce retour devrait ncessairement s'accompagner d'une rvolution intrieure dogmatique,
image en miroir de la rvolution sociale. Les diffrents intgrismes religieux qui couvrent la
surface de la terre de leur manteau noir sont un mauvais prsage de la violence et du sang qui
pourraient jaillir de cette caricature de "rvolution intrieure".
Mais, comme toujours, il y a une troisime solution. Cette troisime solution fait l'objet
du prsent manifeste.
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L'harmonie entre les mentalits et les savoirs prsuppose que ces savoirs soient
intelligibles, comprhensibles. Mais une comprhension peut-elle encore exister l're du big
bang disciplinaire et de la spcialisation outrance ?
Un Pic de la Mirandole notre poque est inconcevable. Deux spcialistes de la mme
discipline ont aujourd'hui du mal comprendre leurs propres rsultats rciproques. Cela n'arien de monstrueux dans la mesure o c'est l'intelligence collective de la communaut
attache cette discipline qui la fait progresser, et non pas un seul cerveau qui devrait
forcment connatre tous les rsultats de tous ses collgues-cerveaux, ce qui est impossible.
Car il y a aujourd'hui des centaines de disciplines. Comment un physicien thoricien des
particules pourrait-il vraiment dialoguer avec un neurophysiologiste, un mathmaticien avec
un pote, un biologiste avec un conomiste, un politicien avec un informaticien, au-del de
gnralits plus ou moins banales ? Et pourtant un vritable dcideur devrait pouvoir
dialoguer avec tous la fois. Le langage disciplinaire est un barrage apparemmentinfranchissable pour un nophyte. Et nous sommes tous les nophytes des autres. La Tour de
Babel serait-elle invitable ?
Nanmoins, un Pic de la Mirandole notre poque est concevable dans la forme d'un
superordinateur dans lequel on pourrait injecter toutes les connaissances de toutes les
disciplines. Ce superordinateur pourrait tout savoir mais ne rien comprendre. L'utilisateur de
ce superordinateur ne serait pas dans une meilleure situation que le superordinateur lui-mme.
Il aurait instantanment accs n'importe quel rsultat de n'importe quelle discipline, mais il
serait incapable de comprendre leurs significations et encore moins de faire des liens entre lesrsultats des diffrentes disciplines.
Ce processus de bablisation ne peut pas continuer sans mettre en danger notre propre
existence, car il signifie qu'un dcideur devient, malgr lui, de plus en plus incomptent. Les
dfis majeurs de notre poque, comme par exemple les dfis d'ordre thique, rclament de
plus en plus de comptences. Mais la somme des meilleurs spcialistes dans leurs domaines
ne peut engendrer, de toute vidence, qu'une incomptence gnralise, car la somme des
comptences n'est pas la comptence : sur le plan technique, l'intersection entre les diffrents
domaines du savoir est un ensemble vide. Or, qu'est-ce qu'un dcideur, individuel ou collectif,
sinon celui qui est capable de prendre en compte toutes les donnes du problme qu'il
examine ?
Le besoin indispensable de liens entre les diffrentes disciplines s'est traduit par
l'mergence, vers le milieu du XXme sicle, de la pluridisciplinarit et de
l'interdisciplinarit.
La pluridisciplinarit concerne l'tude d'un objet d'une seule et mme discipline par
plusieurs disciplines la fois. Par exemple, un tableau de Giotto peut tre tudi par le regard
de l'histoire de l'art crois avec celui de la physique, la chimie, l'histoire des religions,
l'histoire de l'Europe et la gomtrie. Ou bien, la philosophie marxiste peut tre tudie par le
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regard crois de la philosophie avec la physique, l'conomie, la psychanalyse ou la littrature.
L'objet sortira ainsi enrichi du croisement de plusieurs disciplines. La connaissance de l'objet
dans sa propre discipline est approfondie par un apport pluridisciplinaire fcond. La recherche
pluridisciplinaire apporte un plus la discipline en question (l'histoire de l'art ou la
philosophie, dans nos exemples), mais ce "plus" est au service exclusif de cette mmediscipline. Autrement dit, la dmarche pluridisciplinaire dborde les disciplines mais sa
finalit reste inscrite dans le cadre de la recherche disciplinaire.
L'interdisciplinarit a une ambition diffrente de celle de la pluridisciplinarit. Elle
concerne le transfert des mthodes d'une discipline l'autre. On peut distinguer trois degrs
de l'interdisciplinarit : a) un degr d'application. Par exemple, les mthodes de la physique
nuclaire transfres la mdecine conduisent l'apparition de nouveaux traitements du
cancer ; b) un degr pistmologique. Par exemple, le transfert des mthodes de la logique
formelle dans le domaine du droit gnre des analyses intressantes dans l'pistmologie dudroit ; c) un degr d'engendrement de nouvelles disciplines. Par exemple, le transfert des
mthodes de la mathmatique dans le domaine de la physique a engendr la physique
mathmatique, de la physique des particules l'astrophysique - la cosmologie quantique, de la
mathmatique aux phnomnes mtorologiques ou ceux de la bourse - la thorie du chaos,
de l'informatique dans l'art - l'art informatique. Comme la pluridisciplinarit,
l'interdisciplinarit dborde les disciplines mais sa finalit reste aussi inscrite dans la
recherche disciplinaire. Par son troisime degr, l'interdisciplinarit contribue mme au big
bang disciplinaire.La transdisciplinarit concerne, comme le prfixe "trans" l'indique, ce qui est la fois
entre les disciplines, travers les diffrentes disciplines et au del de toute discipline. Sa
finalit est la comprhension du monde prsent, dont un des impratifs est l'unit de la
connaissance.
Y a-t-il quelque chose entre et travers les disciplines et au del de toute discipline ?
Du point de vue de la pense classique il n'y a rien, strictement rien. L'espace en question est
vide, compltement vide, comme le vide de la physique classique. Mme si elle renonce la
vision pyramidale de la connaissance, la pense classique considre que chaque fragment de
la pyramide, engendr par le big bang disciplinaire, est une pyramide entire ; chaque
discipline clame que le champ de sa pertinence est inpuisable. Pour la pense classique, la
transdisciplinarit est une absurdit car elle n'a pas d'objet. En revanche pour la
transdisciplinarit, la pense classique n'est pas absurde mais son champ d'application est
reconnu comme tant restreint.
En prsence de plusieurs niveaux de Ralit, l'espace entre les disciplines et au del des
disciplines est plein, comme le vide quantique est plein de toutes les potentialits : de la
particule quantique aux galaxies, du quark aux lments lourds qui conditionnent l'apparition
de la vie dans l'Univers.
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La structure discontinue des niveaux de Ralit dtermine la structure discontinue de
l'espace transdisciplinaire, qui, son tour, explique pourquoi la recherche transdisciplinaire
est radicalement distincte de la recherche disciplinaire, tout en lui tant complmentaire. La
recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul et mme niveau de Ralit ; d'ailleurs,
dans la plupart des cas, elle ne concerne que des fragments d'un seul et mme niveau deRalit. En revanche, la transdisciplinarit s'intresse la dynamique engendre par l'action
de plusieurs niveaux de Ralit la fois. La dcouverte de cette dynamique passe
ncessairement par la connaissance disciplinaire. La transdisciplinarit, tout en n'tant pas une
nouvelle discipline ou une nouvelle hyperdiscipline, se nourrit de la recherche disciplinaire,
qui, son tour, est claire d'une manire nouvelle et fconde par la connaissance
transdisciplinaire. Dans ce sens, les recherches disciplinaires et transdisciplinaires ne sont pas
antagonistes mais complmentaires.
Les trois piliers de la transdisciplinarit - les niveaux de Ralit, la logique du tiersinclus et la complexit - dterminent la mthodologie de la recherche transdisciplinaire.
Un saisissant parallle existe entre les trois piliers de la transdisciplinarit et les trois
postulats de la science moderne.
Les trois postulats mthodologiques de la science moderne sont rests inchangs de
Galile jusqu' nos jours, malgr l'infinie diversit des mthodes, thories et modles qui ont
travers l'histoire des diffrentes disciplines scientifiques. Mais une seule science satisfait
entirement et intgralement les trois postulats : la physique. Les autres disciplines
scientifiques ne satisfont que partiellement les trois postulats mthodologiques de la sciencemoderne. Toutefois, l'absence d'une formalisation mathmatique rigoureuse de la
psychologie, de l'histoire des religions et d'une multitude d'autres disciplines ne conduit pas
l'limination de ces disciplines du champ de la science. Mme les sciences de pointe, comme
la biologie molculaire, ne peuvent pas prtendre, tout du moins pour l'instant, une
formalisation mathmatique aussi rigoureuse que celle de la physique. Autrement dit, il y a
des degrsde disciplinarit en fonction de la prise en compte, plus ou moins complte, des
trois postulats mthodologiques de la science moderne.
De mme, la prise en compte plus ou moins complte des trois piliers mthodologiques
de la recherche transdisciplinaire engendre diffrents degrs de transdisciplinarit. La
recherche transdisciplinaire correspondant un certain degr de transdisciplinarit
s'approchera plutt de la multidisciplinarit (comme dans le cas de l'thique) ; celle un autre
degr - de l'interdisciplinarit (comme dans le cas de l'pistmologie) ; et celle encore un
autre degr - de la disciplinarit.
La disciplinarit, la pluridisciplinarit, l'interdisciplinarit et la transdisciplinarit sont
les quatre flches d'un seul et mme arc : celui de la connaissance.
Comme dans le cas de la disciplinarit, la recherche transdisciplinaire n'est pas
antagoniste mais complmentaire de la recherche pluri et interdisciplinaire. La
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transdisciplinarit est nanmoins radicalement distincte de la pluridisciplinarit et de
l'interdisciplinarit, de par sa finalit, la comprhension du monde prsent, qu'il est
impossible d'inscrire dans la recherche disciplinaire. La finalit de la pluri et de
l'interdisciplinarit est toujours la recherche disciplinaire. Si la transdisciplinarit est si
souvent confondue avec l'interdisciplinarit et la pluridisciplinarit (comme, d'ailleurs,l'interdisciplinarit est si souvent confondue avec la pluridisciplinarit), cela s'explique en
majeure partie par le fait que toutes les trois dbordent les disciplines. Cette confusion est trs
nocive dans la mesure o elle occulte les finalits diffrentes de ces trois nouvelles approches.
Tout en reconnaissant le caractre radicalement distinct de la transdisciplinarit par
rapport la disciplinarit, la pluridisciplinarit et l'interdisciplinarit, il serait extrmement
dangereux d'absolutiser cette distinction, auquel cas la transdisciplinarit serait vide de tout
son contenu et son efficacit dans l'action rduite nant.
Le caractre complmentaire des approches disciplinaire, pluridisciplinaire,interdisciplinaire et transdisciplinaire est mis en vidence d'une manire clatante, par
exemple, dans l'accompagnement des mourants. Cette dmarche relativement nouvelle de
notre civilisation est d'une extrme importance, car, en reconnaissant le rle de notre mort
dans notre vie, nous dcouvrons des dimensions insouponnes de la vie elle-mme.
L'accompagnement des mourants ne peut faire l'conomie d'une recherche transdisciplinaire
dans la mesure o la comprhension du monde prsent passe par la comprhension du sens de
notre vie et du sens de notre mort en ce monde qui est ntre.
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TRANSDISCIPLINARIT ET UNIT OUVERTE DU MONDE
La vision transdisciplinaire nous propose de considrer une Ralit
multidimensionnelle, structure de multiples niveaux, qui remplace la Ralit
unidimensionnelle, un seul niveau, de la pense classique. Cette constatation ne suffit pas,
par elle-mme, justifier une nouvelle vision du monde. Nous devons tout d'abord rpondre,
d'une manire aussi rigoureuse que possible, de multiples questions. Quelle est la nature de
la thorie qui peut dcrire le passage d'un niveau de Ralit un autre ? Y a-t-il une
cohrence, voire une unit de l'ensemble des niveaux de Ralit ? Quel est le rle du sujet-
observateur dans l'existence d'une ventuelle unit de tous les niveaux de Ralit ? Y a-t-il unniveau de Ralit privilgi par rapport tous les autres niveaux ? L'unit de la connaissance,
si elle existe, est-elle de nature objective ou subjective ? Quel est le rle de la raison dans
l'existence d'une ventuelle unit de la connaissance ? Quel est, dans le domaine de la
rflexion et de l'action, la puissance prdictive du nouveau modle de Ralit ? En fin de
compte, la comprhension du monde prsent est-elle possible ?
La Ralit comporte, selon notre modle, un certain nombre de niveaux. Les
considrations qui vont suivre ne dpendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour
la clart terminologique de l'expos, nous allons supposer que ce nombre est infini.Deux niveaux adjacents sont relis par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'tat
T prsent un certain niveau est reli un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau
immdiatement voisin. L'tat T opre l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette
unification s'opre un niveau diffrent de celui o sont situs A et non-A. L'axiome de non-
contradiction est respect dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons
obtenir ainsi une thorie complte, qui pourra rendre compte de tous les rsultats connus et
venir ? La rponse cette question n'a pas qu'un seul intrt thorique. Aprs tout, toute
idologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambition de changer la face du monde,
sont fonds sur la croyance dans la compltude de leur approche. Les idologies ou les
fanatismes en question sont srs de dtenirla vrit, toute la vrit.
Il y a certainement une cohrence entre les diffrents niveaux de Ralit, tout du moins
dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble rgir l'volution de l'univers,
de l'infiniment petit l'infiniment grand, de l'infiniment bref l'infiniment long. Par exemple,
une toute petite variation de la constante de couplage des interactions fortes entre les
particules quantiques conduirait, au niveau de l'infiniment grand - notre univers, soit la
conversion de tout l'hydrogne en hlium, soit l'inexistence des atomes complexes comme le
carbone. Ou bien, une toute petite variation de la constante de couplage gravitationnelle
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conduirait soit des plantes phmres, soit l'impossibilit de leur formation. De plus,
selon les thories cosmologiques actuelles, l'Univers semble capable de s'autocrer sans
aucune intervention externe. Un flux d'information se transmet d'une manire cohrente d'un
niveau de Ralit un autre niveau de Ralit de notre univers physique.
La logique du tiers inclus est capable de dcrire la cohrence entre les niveaux deRalit par le processus itratif comportant les tapes suivantes : 1. Un couple de
contradictoires (A, non-A) situ un certain niveau de ralit est unifi par un tat T situ
un niveau de Ralit immdiatement voisin ; 2. A son tour, cet tat T est reli un couple de
contradictoires (A', non-A'), situ son propre niveau ; 3. Le couple de contradictoires (A',
non-A') est, son tour, unifi par un tat T' situ un niveau diffrent de Ralit,
immdiatement voisin de celui o se trouve le ternaire (A', non-A', T). Le processus itratif
continue l'infini jusqu' l'puisement de tous les niveaux de Ralit, connus ou concevables.
En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les diffrents niveaux deRalit induit une structure ouverte, gdelienne, de l'ensemble des niveaux de Ralit. Cette
structure a une porte considrable sur la thorie de la connaissance, car elle implique
l'impossibilit d'une thorie complte, ferme sur elle-mme.
En effet, l'tat T ralise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du
couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associ, en mme temps, un autre couple
de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut btir, partir d'un certain nombre de
couples mutuellement exclusifs une thorie nouvelle, qui limine les contradictions un
certain niveau de Ralit, mais cette thorie n'est que temporaire, car elle conduirainvitablement, sous la pression conjointe de la thorie et de l'exprience, la dcouverte de
nouveaux couples de contradictoires, situs au nouveau niveau de Ralit. Cette thorie sera
donc son tour remplace, au fur et mesure que de nouveaux niveaux de Ralit seront
dcouverts, par des thories encore plus unifies. Ce processus continuera l'infini, sans
jamais pouvoir aboutir une thorie compltement unifie. L'axiome de non-contradiction
sort de plus en plus renforc de ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une
volution de la connaissance, sans jamais pouvoir aboutir une non-contradiction absolue,
impliquant tous les niveaux de Ralit : la connaissance est jamais ouverte. Dans le monde
des niveaux de Ralitper se, ce qui est en haut est comme ce qui est en bas mais ce qui est
en bas n'est pas comme ce qui est en haut. La matire plus fine pntre la matire plus
grossire, comme la matire quantique pntre la matire macrophysique, mais l'affirmation
rciproque n'est pas vraie. Les degrs de matrialit induisent une flche d'orientation de la
transmission de l'information d'un niveau l'autre. Dans ce sens, "ce qui est en bas n'est pas
comme ce qui est en haut", les mots "haut" et "bas" n'ayant ici aucune autre signification
(spatiale ou morale) que celle, topologique, associe la flche de la transmission de
l'information. Cette flche est associe, son tour, la dcouverte de lois de plus en plus
gnrales, unifiantes, englobantes.
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La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Ralit est en accord avec un des
rsultats scientifiques les plus importants du XXme sicle : le thorme de Gdel,
concernant l'arithmtique. Le thorme de Gdel nous dit qu'un systme d'axiomes
suffisamment riche conduit invitablement des rsultats soit indcidables, soit
contradictoires.La porte du thorme de Gdel a une importance considrable pour toute thorie
moderne de la connaissance. Tout d'abord, il ne concerne pas que le seul domaine de
l'arithmtique, mais aussi toute mathmatique qui inclut l'arithmtique. Or, la mathmatique
qui est l'outil de base de la physique thorique contient, de toute vidence, l'arithmtique.
Cela signifie que toute recherche d'une thorie physique complte est illusoire. Si cette
affirmation est vraie pour les domaines les plus rigoureux de l'tude des systmes naturels,
comment pourrait-on rver d'une thorie complte dans un domaine infiniment plus complexe
- celui des sciences humaines ?En fait, la recherche d'une axiomatique conduisant une thorie complte (sans
rsultats indcidables ou contradictoires) marque la fois l'apoge et le point d'amorce du
dclin de la pense classique. Le rve axiomatique s'est croul par le verdict du saint des
saints de la pense classique - la rigueur mathmatique.
Le thorme que Gdel a dmontr en 1931 n'a eu pourtant qu'un trs faible cho au
del d'un cercle trs restreint de spcialistes. La difficult et l'extrme subtilit de sa
dmonstration expliquent pourquoi ce thorme a mis un certain temps pour tre compris
dans la communaut des mathmaticiens. Aujourd'hui, il commence peine pntrer lemonde des physiciens (Wolfgang Pauli, l'un des fondateurs de la mcanique quantique, a t
l'un des premiers physiciens qui ont compris l'extrme importance du thorme de Gdel pour
la construction des thories physiques). Faut-il donc reprocher Staline de ne pas avoir pris
connaissance du thorme de Gdel et de ne pas avoir pu viter ainsi la chute - posthume - de
son empire ?
La structure gdelienne de l'ensemble des niveaux de Ralit, associe la logique du
tiers inclus, implique l'impossibilit de btir une thorie complte pour dcrire le passage d'un
niveau l'autre et, a fortiori, pour dcrire l'ensemble des niveaux de Ralit.
L'unit reliant tous les niveaux de Ralit, si elle existe, doit ncessairement tre une
unit ouverte.
Il y a, certes, une cohrence de l'ensemble des niveaux de Ralit, mais cette cohrence
est oriente : une flche est associe toute transmission de l'information d'un niveau
l'autre. Par consquence, la cohrence, si elle est limite aux seuls niveaux de Ralit, s'arrte
au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohrence continue au del de
ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unit ouverte, il faut considrer que l'ensemble
des niveaux de Ralit se prolonge par une zone de non-rsistance nos expriences,
reprsentations, descriptions, images ou formalisations mathmatiques. Cette zone de non-
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rsistance correspond, dans notre modle de Ralit, au "voile" de ce que Bernard d'Espagnat
appelle "le rel voil". Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des
niveaux de Ralit s'unissent travers une zone de transparence absolue. Mais ces deux
niveaux tant diffrents, la transparence absolue apparat comme un voile, du point de vue de
nos expriences, reprsentations, descriptions, images ou formalisations mathmatiques. Enfait, l'unit ouverte du monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut".
L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rtabli par l